La défiance française toujours plus forte à l'égard du libre-échange

Focus sur l'hostilité de l'Hexagone vis-à-vis des accords de commerce, mais aussi sur les nouvelles mesures protectionnistes de Joe Biden visant les voitures électriques chinoises, le projet de sanctions européennes contre le gaz russe et la visite de Xi Jinping en France

BLOCS
7 min ⋅ 15/05/2024

BLOCS#23 Bonjour, nous sommes le mercredi 15 mai et voici le vingt-troisième épisode de votre condensé d’actualité utile sur le commerce international. Suivez-nous également sur LinkedIn.

LE VENT DE LA CAMPAGNE □ BLOCS s’associe à 100% Europe, une émission politique interactive conçue par Canalchat Grandialogue et animée par notre cofondateur Mathieu Solal, avec l’objectif de remettre l’UE au coeur des élections européennes de juin prochain. Revivez en intégralité les cinq premiers numéros et suivez l’actualité de l’émission sur LinkedIn et Twitter.


Super-bloc

Le septième sommet “Choose France” qui s’est tenu ce lundi a débouché sur 15 millards d’euros de promesses d’investissements étrangers. Un chiffre record, qui devrait conforter la place de leader européen de l’attractivité économique qu’occupe l’Hexagone depuis cinq ans. Malgré ces résultats prometteurs, le libre-échange, qui pourrait être vu comme un moyen d’assurer des débouchés, fait au contraire l’objet d’une défiance plus forte que jamais. Pour y voir plus clair, BLOCS vous propose cette semaine un entretien avec Elvire Fabry, chercheuse senior à l’Institut Jacques Delors, en charge de la géopolitique du commerce

Manifestations d'agriculteurs à Paris, le 27 avril 2010. © Croquant, Wikimedia CommonsManifestations d'agriculteurs à Paris, le 27 avril 2010. © Croquant, Wikimedia Commons

BLOCS: Comment expliquer le vent de défiance à l’égard du libre-échange qui semble souffler sur le continent, à quelques encablures des élections européennes ?

ELVIRE FABRY: Il faut distinguer la défiance de l’opinion publique et l’inquiétude des entreprises par rapport à un contexte international plus risqué.

Le bilan mitigé du nombre d’accords signés par la Commission von der Leyen par rapport à la Commission Junker, semble signaler plus de réticence des pays tiers et une dynamique d’ouverture des marchés qui s’enraye alors que les partis modérés se sont peu investis dans l’explication des bénéfices du commerce et du nouvel enjeu sécuritaire des accords dans un contexte de tensions géopolitiques.

La montée des partis populistes tenants d’un discours protectionniste, sans véritable vision économique, a été encore encouragée par les mesures unilatérales de certains États membres contre les produits agricoles ukrainiens, ce qui a créé un précédent dangereux pour l’intégrité de l’Union douanière si les États s’accordent des exemptions « à la carte ».

Par ailleurs, il y a l’accent mis sur la multiplication des initiatives règlementaires unilatérales, comme le règlement contre la déforestation importée, le devoir de vigilance, ou encore l’élimination des produits issus du travail forcé. Le coût très lourd pour les entreprises des obligations de mise en conformité attise l’argument d’une concurrence déloyale des pays tiers.

À cela s’ajoutent les mesures de de-risking qui s’imposent aux entreprises face aux incertitudes géopolitiques qui pèsent sur les chaînes d’approvisionnement, dans le contexte de la guerre commerciale sino-américaine.

Il est assez logique que le débat se recentre sur le marché unique, qui offre un cadre plus stable, avec des propositions pour le rendre plus attractif en facilitant l’investissement privé et la baisse de la charge administrative des entreprises.

La défiance paraît particulièrement générale en France, entre rejet du CETA au Sénat et refus de s’engager dans l’accord avec le Mercosur. Quelles sont les racines profondes de cette attitude ?

La France a un problème structurel : son déficit commercial lié à sa désindustrialisation, qui n’a pas pu être compensé par une mise en valeur de ses atouts, comme par exemple le secteur des services, dont les exportations continuent de souffrir de barrières non-tarifaires.

S’y ajoute un facteur culturel et identitaire spécifique : la défense d’un particularisme agricole français marqué par un attachement à des exploitations familiales, qui limite la compétitivité du secteur. À noter aussi, un attachement à l’alimentation française dont la forte charge identitaire reste liée à un certain modèle de production.

« Ce discours est tellement fort, que même lorsque de nombreuses PME françaises se tournent vers l’export grâce au CETA, l’information n’est pas audible. »

D’où un discours très défensif, avec l’idée que le secteur agricole est toujours le parent pauvre des accords commerciaux, alors que d’autres États membres parviennent à être plus compétitifs.

Ce discours est tellement fort, que même lorsque ce sont les PME françaises qui ont été les plus nombreuses, avec les italiennes, à se tourner vers l’export grâce au CETA, l’information n’est pas audible.

Globalement, ces questions commerciales sont trop peu présentes dans le débat public. La classe politique n’est pas assez sensibilisée à ces enjeux et préfère s’aligner sur les inquiétudes de l’opinion publique, ce qui laisse libre court à beaucoup de caricatures et de discours à l’emporte-pièce.

Comment a évolué la classe politique française sur les questions commerciales ces dernières années ?

On avait déjà pu entrevoir un fort potentiel d’opposition lors des négociations du projet d'accord commercial entre l'Union européenne et les États-Unis (TAFTA), et la tendance s’est amplifiée depuis, avec un désengagement progressif du centre droit (LR) et centre gauche (PS), qui tiennent désormais un discours ouvertement anti-commerce, focalisé tantôt sur la défense des intérêts français, tantôt sur des postures morales assez confortables.

« Dans un monde de plus en plus instable, la tentation de retour au monde d’hier est forte et exploitée par les discours populistes »

Face à eux, le gouvernement et le parti du président ont du mal à avoir un discours cohérent. Ils ont voulu créer un cordon sanitaire autour du CETA, en insistant sur ses bénéfices, avec des arguments économiques et géopolitiques solides ; sans parvenir toutefois à convaincre, faute d’un travail au long cours auprès de l’opinion publique et des élus. Dans un monde de plus en plus instable, la tentation de retour au monde d’hier est forte et exploitée par les discours populistes.

Face à cela, il faut s’efforcer de recentrer le débat sur les nouveaux rapports de force, les enjeux de long-terme, le rôle du commerce dans le de-risking, tout autant que sur l’impact du protectionnisme.


Blocs-notes

100% DROITS DE DOUANE □ Les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine s’intensifient, alors que le président américain, Joe Biden, a annoncé, mardi 14 mai, des droits de douane sur une dizaine de secteurs industriels considérés comme « stratégiques »

Les droits de douane, appliqués à l'équivalent de 18 milliards de dollars de produits chinois, visent à « éliminer les pratiques commerciales déloyales, que ce soit concernant le transfert de technologies, la propriété intellectuelle ou l'innovation », a justifié la Maison Blanche dans son communiqué. 

Washington reproche notamment à Pékin les subventions massives accordées à ses industries permettant une surproduction écoulée sur le marché mondial à prix cassés. Cette pratique, selon les États-Unis, entrave le développement d'industries concurrentes dans d'autres pays.

Premier secteur visé : l’automobile zéro émission. Les taxes douanières sur les véhicules électriques (VE) chinois vont quadrupler cette année, passant de 25 % à 100 %. Outre cette augmentation, les taux de taxation passeront de 7,5 à 25 % pour les batteries au lithium, de zéro à 25 % sur les minéraux critiques, de 25 à 50 % sur les cellules pour les panneaux solaires et de 25 à 50 % sur les semi-conducteurs.

Une annonce à mettre dans le contexte de la campagne électorale pour l’élection présidentielle de novembre. Taxer les produits chinois était en effet une idée du précédent président Donald Trump qui avait imposé en 2018 des droits de douane sur quelque 300 milliards de dollars de marchandises en provenance de Chine (BLOCS#8), gardés en place par Joe Biden. 

L’UE ne semble pour sa part pas prête à s’engager sur la même voie que Washington, à en croire Olaf Scholz et Ulf Kristerson. Les chefs des gouvernements allemand et suédois se sont en effet opposés à la mise en place de droits de douane punitifs visant les VE, au cours d’une conférence de presse commune, mardi, alors que la Commission européenne a lancé une enquête en la matière (BLOCS#15).

« J'aimerais souligner qu'actuellement, au moins 50 % des importations de véhicules électriques en provenance de Chine sont le fait de marques occidentales qui les produisent elles-mêmes et les importent en Europe » a notamment déclaré Olaf Scholz.


EAU DANS LE GAZ □ Les ambassadeurs des vingt-sept États membres auprès de l’Union européenne se sont réunis, mercredi 8 mai, pour discuter d'un nouveau paquet de sanctions contre la Russie, qui vise pour la toute première fois le gaz naturel liquéfié (GNL).

Le document de travail préparé par la Commission européenne, et qui a fuité dans la presse, ne prévoit pas une interdiction d'importation du GNL russe, mais une prohibition de sa réexportation depuis les ports européens vers des pays tiers.

Une mesure qui se heurte d’ores et déjà à une opposition de la Hongrie, qui s’est toujours montrée pour le mois réticente aux sanctions contre la Russie. Mais elle n’est pas la seule. D’autres pays, dont la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, « ont également demandé plus d'informations techniques sur les mesures lors des premières discussions », rapporte le média bruxellois Politico,

Jusqu'à présent, Bruxelles s’était abstenue de sanctionner le gaz russe encore utilisé dans plusieurs États membres. Depuis le début de la guerre, les exportations de GNL russe vers l'UE ont augmenté d'un tiers, atteignant environ 20 milliards de mètres cubes au cours des deux dernières années.

Parmi ces importations, environ 4 milliards de mètres cubes ont été acheminés vers des pays tiers, tandis que les principaux importateurs - la France (BLOCS#20), l'Espagne et la Belgique - ont reçu 16 milliards de mètres cubes, expédiés ensuite en grande partie vers l'Allemagne et l'Italie, précise le Financial Times.

La proposition de la Commission devrait toucher environ un quart des 8 milliards d'euros de bénéfices réalisés par la Russie dans le secteur du GNL, et affecterait en particulier le producteur russe Novatek PJSC.

Cette société utilise les ports européens, notamment Zeebruges en Belgique et Montoir en France, pour acheminer le carburant puisé dans le Grand Nord sibérien vers le reste du monde.

Le paquet de sanctions inclurait également des restrictions sur la « flotte fantôme » de navires transportant du pétrole brut russe dans le monde entier, en violation d'un plafond de prix fixé par le G7 en 2023, ainsi que l'interdiction pour les entreprises européennes de contribuer à la construction de nouvelles infrastructures de GNL dans la zone arctique et l'arrêt des importations d'hélium russe.


COGNAC CONSOLATEUR □ La visite d’État du président Xi Jinping dans l'Hexagone les 6 et 7 mai a, comme il est de tradition, donné lieu à la signature d’une série de contrats et d’accords entre des entreprises françaises et chinoises.

Listées par le Moci, ces annonces impliquent des sociétés comme Orano, Suez, Alstom ou EDF dans les domaines des batteries ou de l’énergie. Sont aussi concernés l'agroalimentaire, les transports et la finance. Globalement, les montants « sont sans doute moindres qu’à l’habitude », relève toutefois le média.

« Une bien maigre récolte », abonde Les Echos, pour qui le principal enseignement de ce sommet, où Emmanuel Macron avait convié la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, est bien le peu de progrès réalisés concernant les différends commerciaux entre les deux blocs (BLOCS#22).

Les sujets de tension de l'accès au marché chinois pour les industriels français et européens, ou du danger représenté par les surcapacités industrielles du pays pour le système productif du Vieux Continent, ont été évoqués.

Mais hormis une vague promesse « d'accélérer l'accès aux marchés publics chinois des télécoms et la santé », le dirigeant chinois n’a pas fait de concession de ce côté.

« Le soi-disant problème de la surcapacité de la Chine n'existe pas », a-t-il notamment estimé. Ursula von der Leyen, dont la Commission a lancé plusieurs enquêtes sur les pratiques déloyales de l'Empire du Milieu dans les domaines des véhicules électriques, des renouvelables et des marchés publics, a pour sa part promis que l’UE « ne reculerait devant aucune décision difficile pour défendre son marché ».

Seule éclaircie au tableau : Xi Jinping s’est, selon Paris, engagé à ne pas engager à court terme de mesures de rétorsion contre les eaux de vie de vins européennes, dont le cognac et l’armagnac, cibles d’une enquête de Pékin. 


Mini-blocs

Les perspectives de la croissance mondiale sont bien peu encourageantes. À l’échelle planétaire, le PIB devrait croître de 2.5% en 2024, selon les prévisions de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced). « La croissance va demeurer en deçà des niveaux pré-pandémiques pour la troisième année de rang », estime l’institution dans un communiqué daté du 18 avril, où sont présentées les grandes tendances par région. Sur le plus long terme, une autre tendance inquiétante mise en exergue par le Cnuced est la part déclinante du PIB représentée par les revenus des travailleurs, « à la fois dans les pays développés et ceux en développement ». « Cela indique que les bénéfices de la croissance économique sont de plus en plus captés par les détenteurs de capital, plutôt que par les travailleurs, creusant le fossé entre salaire et patrimoine ».

Dans une étude publiée en avril par l’Institut français des relations internationales (IFRI), la chercheuse Marie Krpata se penche sur la dépendance croissante de l’Allemagne vis-à-vis de ses ports. Interfaces indispensables pour sa production et ses exportations, mais aussi pour l’approvisionnement en énergie dans un contexte de découplage par rapport aux hydrocarbures russes, ils sont en outre devenu essentiels au déploiement de matériel militaire à l’est du continent. Dans le nouveau contexte géopolitique, cette dépendance révèle les vulnérabilités de l’Allemagne, qui doit abandonner sa vision court-termiste pour s'engager dans une démarche de coopération européenne, soutient l’autrice.


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Cette édition a été préparée par Antonia Przybyslawski, Clément Solal, Mathieu Solal et Sophie Hus.

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Par Mathieu Solal, Antonia Przybyslawski et Clément Solal

BLOCS a été conçu à l’automne 2023 par une équipe de trois journalistes français forts d'une expérience de plusieurs années de correspondance à Bruxelles pour les plus grands titres de la presse écrite - l’Opinion, Le Parisien, Le Figaro ou encore l’Agefi.

Spécialistes de la politique européenne, experts des sujets commerce et de leur dimension géopolitique, Clément Solal, Antonia Przybyslawski et Mathieu Solal sont aussi les rédacteurs de ce qui constitue leur premier projet éditorial autonome. Ils disposent tous trois d’un appétit pour les informations croustillantes, les faits et la nuance.

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