Taïwan, le talon d'Achille de l'économie mondiale

Mais aussi - Explosion des coûts du fret, BYD grignote Tesla, Port roumain

BLOCS
8 min ⋅ 17/01/2024

BLOCS#7 Bonjour, nous sommes le mercredi 17 janvier et voici le septième épisode de votre condensé d’actualité utile sur le commerce international. Suivez-nous également sur Twitter et LinkedIn.

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Super-bloc

La victoire d’un candidat honni par Pékin lors de l’élection présidentielle taïwanaise qui s’est tenue ce samedi ravive la crainte d’une invasion chinoise. Une hypothèse dont le coût se chiffrerait en milliers de milliards de dollars, dans ce détroit éminemment stratégique. Sanctions commerciales, montée en puissance des exercices militaires… d’autres éventualités, jugées à ce stade plus probables, pourraient aussi déstabiliser l’économie planétaire. 

Le nouveau président taïwanais, William Lai. © Jameson Wu, FlickrLe nouveau président taïwanais, William Lai. © Jameson Wu, Flickr

INTIMIDATION □ Comment va réagir la Chine ? Telle est la question qui tourmente les dirigeants mondiaux, de l’Asie aux États-Unis, en passant par l’Europe, depuis l’annonce, samedi, de la victoire de William Lai à l’élection présidentielle taïwanaise.

Malgré une campagne modérée, cet ancien indépendantiste, désormais partisan du statu quo entre Pékin et Taipei, a en effet été qualifié par le pouvoir chinois de « fauteur de troubles » et de « grave danger ». Les propagandiste de l’empire du Milieu ont été jusqu’à présenter le scrutin comme un choix entre « prospérité et récession » et même « paix et guerre ».

Une tentative d’intimidation à laquelle les Taïwanais n’ont donc pas cédé en élisant largement le candidat du Parti démocrate progressiste (DPP). Ce résultat « n’entravera pas la tendance inévitable d’une réunification avec la Chine » a riposté le ministère chinois des Affaires étrangères, dimanche.

Ce résultat doit-il raviver la crainte d’une invasion chinoise ? Le prétexte peut en tout cas paraître idoine. « La Chine pourrait estimer que le moment idéal pour mener une attaque contre Taïwan est venu, si telle était son intention. Les États-Unis sont actuellement focalisés sur l'Ukraine, la bande de Gaza et leur élection présidentielle », notait ainsi Helsingin Sanomat, le plus grand quotidien finlandais, le 8 janvier.

Un scénario qui, outre ses lourdes conséquences sur les équilibres diplomatiques régionaux et mondiaux, provoquerait une véritable onde de choc sur le plan commercial, dans ce détroit par lequel transite pas moins de la moitié des flux maritimes mondiaux.

MILLIERS DE MILLIARDS □ Les dégâts estimés d'une potentielle escalade donnent le vertige. La mise en place d’un blocus de l’île par Pékin coûterait autour de deux mille milliards de dollars par an à la planète, « sans inclure les coûts d’un conflit militaire entre la Chine et les États-Unis, ni ceux d’éventuelles sanctions économiques », selon Charlie Vest, directeur associé du centre de recherche Rhodium Group cité par CNN. L’Empire du Milieu figurerait d’ailleurs parmi les premiers perdants.

Le Vieux Continent serait lui aussi déstabilisé : environ 40 % du commerce extérieur de l’UE avec la Chine, son premier partenaire commercial, passe chaque année par le détroit. En 2020, l’Union est d’ailleurs devenue le premier investisseur étranger à Taïwan. Elle demeure en outre le quatrième partenaire commercial de l’État insulaire, qui figure pour sa part à la quatorzième place des partenaires de l’UE, pour des biens d’une valeur de 54 milliards de dollars (49,3 milliards d’euros) échangés par an.

Graphique réalisé et publié par Le Grand Continent. Source: Bloomberg Economics. Créé avec DatawrapperGraphique réalisé et publié par Le Grand Continent. Source: Bloomberg Economics. Créé avec Datawrapper

Au-delà des volumes, la nature très stratégique des marchandises - et des investissements - en question rend le danger d’autant plus important. L’électronique représente en effet un tiers des exportations mondiales de Taiwan, où sont basés certains des géants internationaux de la tech. En particulier, l’île produit, via son mastodonte TSMC, plus de 60 % des semi-conducteurs dans le monde - et plus de 90 % des puces les plus perfectionnées. 

SCENARIOS PERTURBATEURS □ Si le scénario cauchemar d’une guerre est loin d’être écrit, d’autres éventualités jugées plus probables à court terme pourraient jeter une ombre sur le commerce mondial. 

Sans aller jusqu’à une guerre ouverte, une forte intensification des exercices militaires chinois dans le détroit aurait ainsi le potentiel de perturber les flux maritimes. Plus encore, le recours à des pressions économiques est désormais attendu de la part de la Chine, puissance qui a pour habitude d’instrumentaliser le commerce, notamment face à Taipei.

En guise d’avertissement en amont du vote, la Chine avait d’ailleurs retiré des droits de douane préférentiels sur les produits pétrochimiques accordés à Taïwan dans le cadre d’un accord de libre-échange (dit Efca, pour « Economic Co-operation Framework Agreement ») conclu entre les deux rives du détroit en 2010. Si les implications de cette décision sont pour l’heure mineures, Pékin menace de sanctionner d’autres produits taïwanais parmi les 539 couverts par l’Efca.

De nombreux experts notent toutefois qu’une telle décision équivaudrait pour la Chine à se tirer une balle dans le pied. « En réalité, toute sanction économique imposée en cas de victoire du DPP seront probablement concentrées sur un segment restreint, avec une force limitée, et peu d’incidence pour l’économie », pronostiquait une note de Capital Economics, parue le 10 janvier.

« Cela a été le schéma récurrent des dernières années, poursuivent les analystes de cette société de recherche économique indépendante basée à Londres. La Chine n’a jamais sanctionné les semi-conducteurs, ni d’autres produits de la tech, qui composent l’essentiel des exportations taïwanaises - probablement car cela serait douloureux pour l’économie chinoise. Cette réticence a peu de chance de disparaître ».

INTERDÉPENDANCE DECLINANTE □ L’ogre chinois est en effet dépendant, entre autres, des puces produites à Taiwan. Cette dépendance économique est d’ailleurs largement réciproque. En 2023, 35% des exportations du pays étaient destinées à la Chine, celles-ci étant majoritairement constituées de semi-conducteurs, de cellules photovoltaïques et de composants électroniques, selon les chiffres du ministère taïwanais de l’Economie.

A contrario, seuls 20% des importations de l'île en 2023 provenaient de l’Empire du Milieu. De quoi garantir à Taiwan un très large excédent commercial (de 80,5 milliards de dollars l’année dernière) au sein de la relation bilatérale. La profondeur du lien s’étend au domaine de l’investissement : entre 1991 et 2022, les entreprises taïwanaises ont investi pas moins de 203 milliards de dollars chez leur voisin, contribuant à générer des millions d’emplois. 

L’État insulaire n’est toutefois plus le premier pourvoyeur d’investissement en Chine, suite à une chute vertigineuse en 2023. Plus généralement, le poids des échanges entre les deux rives s’est lentement mais sûrement érodé en termes relatifs depuis 2020, relève The Economist. Si les tendances actuelles devaient se poursuivre, les États-Unis pourraient bientôt détrôner la Chine en tant que premier partenaire commercial de l’île. C’est justement en priorité vers Washington que William Lai, qui promet d’amoindrir la dépendance économique à la Chine, entend se tourner.


Blocs-notes

FRET ATTENTION □ Les tarifs du transport maritime mondial augmentent à mesure que les tensions s'accroissent en mer Rouge. Les attaques perpétrées par les rebelles houthis contre les navires transitant par le détroit de Bab el-Mandeb depuis la mi-novembre, combinées aux récentes ripostes américaine et britannique au Yémen la semaine dernière, font craindre une perturbation prolongée du commerce mondial (BLOCS#6). S’y ajoute la sécheresse jamais vu depuis 70 ans du canal de Panama (BLOCS#2).

Cette situation a rapidement provoqué une reprise de l'augmentation des tarifs du transport des conteneurs, qui s'étaient stabilisés tout au long de l'année 2023 après les pics liés à la pandémie de Covid-19. Si les industriels et la grande distribution demeurent protégés par les contrats de long terme dont ils disposent pour une bonne partie de leurs cargaisons, les prix sur les marchés au comptant (“spot”) connaissent une augmentation significative qui les affecte déjà.

L’indice de référence, le Shanghai Containerized Freight Index (SCFI), témoigne de cette tendance. Depuis la mi-décembre, il a connu une augmentation de 114%. Une explosion confirmés par le World Container Index, établi par le cabinet spécialisé britannique Drewry à partir des indices de huit grands axes maritimes Est-Ouest. Au 11 janvier, son indice atteignait 3 072 dollars par conteneur de 40 pieds (12 mètres de long, 2,3 mètres de large et 2,4 mètres de haut), soit plus du double des 1 382 dollars de fin novembre 2023.

Les tarifs du transport maritime entre l'Asie et l'Europe sont particulièrement touchés, en raison du détour que les porte-conteneurs doivent effectuer pour éviter le canal de Suez.  La nouvelle route, passant par le Cap de Bonne-Espérance, au large de l'Afrique du Sud, rallonge les trajets d’environ 13 000 kilomètres et d'une dizaine de jours.

En augmentation de 25% par rapport à la semaine précédente, les taux de fret sur la ligne Shanghai-Gênes ont ainsi enregistré la plus forte hausse, atteignant 5 213 dollars par conteneur. Viennent ensuite les tarifs sur la route Shanghai-Rotterdam, qui ont augmenté de 23% pour atteindre les 4 406 dollars.

Pour sa part, l’armateur français CMA CGM a annoncé début janvier que le tarif pour un transport Asie-Méditerranée passait de 3 000 à 6 200 dollars le conteneur à compter du lundi 15 janvier, suivant les pas du leader mondial, l’italo-suisse MSC, dont les prix sont passés de 2 900 à 5 900 dollars.

Ces augmentations sont également liées à la hausse des assurances et à la réduction de la flotte disponible en raison des longs détours. Alors que les armateurs économisent sur les frais de péage du canal de Suez, pouvant atteindre 600 000 dollars par navire, ils doivent dépenser davantage pour passer par le Cap notamment en carburant pour augmenter la vitesse et compenser les retards. Cet allongement des voyages entraîne par ailleurs une augmentation des émissions de CO2, soumises au marché carbone européen depuis le 1er janvier 2024 (BLOCS#5).

Selon Peter Sand, expert chez Xeneta, une plateforme de comparaison des prix maritimes, interviewé par le magasine économique Challenges, « chaque voyage entre l’Asie et l’Europe du Nord pourrait coûter 1 million de dollars supplémentaire. C’est un coût qui sera finalement répercuté sur les consommateurs ».


CHOC CHINOIS □ L’industrie des voitures électriques vient peut-être de connaître un tournant historique. Pour la première fois, les ventes mondiales de son leader américain, Tesla, ont en effet été surpassées par celles de son concurrent chinois, BYD (« Build your dreams »). Au cours des trois derniers mois de 2023, BYD a en effet écoulé 526 000 voitures, dépassant ainsi les 484 507 unités de Tesla, comme le rapporte Les Echos.

Si Tesla a tout de même maintenu sa position de premier fabricant mondial sur l'ensemble de l'année 2023, avec 1,8 million de véhicules électriques vendus contre 1,6 millions pour BYD, la croissance de ces ventes ne fait pas le poids face à celle de son concurrent chinois (38 % contre 73 % sur un an).

Une croissance impressionnante qui vient couronner la stratégie de BYD axée sur la vente de petits modèles à faible coût grâce à la maîtrise de l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement. Au contraire, Tesla se concentre sur les voitures haut de gamme, à forte marge.

Autre élément d’explication. du succès de la firme chinoise: son développement sur un marché national colossal, à coups de subventions massives du gouvernement, sous forme de réductions de taxes ou d’aides à l’achat de véhicules. Selon le cabinet de conseil AlixPartners, les aides d’État chinoises pour développer les véhicules électriques et hybrides auraient atteint 57 milliards de dollars (53 milliards d’euros) de 2016 à 2022.

Après avoir conquis le marché chinois, avec près de 25 millions de véhicules vendus localement l'an dernier, les yeux de BYD se tournent vers l’international. Découragé par les barrières protectionnistes entravant son développement aux États-Unis (BLOCS#2), le géant chinois concentre ses efforts sur l’Europe, avec déjà un certain succès. L’été dernier, BYD a ainsi atteint la première place des ventes de voitures électriques en Suède.

« À moyen terme, nous voulons nous classer parmi les cinq premiers en termes d'immatriculations totales en Europe » a affirmé Brian Yang, directeur général adjoint de BYD Europe, auprès du journal spécialisé Automotive News Europe.

Dans le but de renforcer sa présence sur le Vieux Continent, le constructeur a par ailleurs annoncé en décembre dernier la construction d'une usine de fabrication de voitures particulières en Hongrie. Selon Le Monde, cette initiative vise principalement à contourner les mesures protectionnistes européennes en devenant un constructeur local.

L’enquête anti-subventions lancée en octobre par Bruxelles sur les aides d'État que Pékin accorde à ses constructeurs de véhicules (BLOCS#2) pourrait néanmoins avoir pour conséquence de brider les ambitions de BYD en Europe.


Mini-blocs

La Commission européenne a autorisé vendredi la Roumanie à débloquer une enveloppe de 126 millions d’euros d’aides d’État visant à soutenir ses infrastructures portuaires face à l’augmentation des flux commerciaux en raison de la guerre en Ukraine. Désormais seule voie de transit des céréales ukrainiennes, le port de Constanta, quatrième plus grand d’Europe, est en effet débordé. En septembre 2023, la Roumanie avait déjà décidé d’investir 300 millions d’euros avec l’objectif de doubler ses capacités. Ces initiatives s’inscrivent dans le cadre du plan d’action de l’UE pour la création de corridors de solidarité.

Le mariage entre Air France KLM et CMA CGM a tourné court. L’armateur marseillais et le le groupe aérien franco-néerlandais ont annoncé mardi la fin de leur coopération commerciale lancée il y a moins d’un an dans le cargo aérien. Celle-ci consistait essentiellement en l’exploitation commune par les deux sociétés de leurs réseaux d’appareils « tout cargo », c’est-à-dire exclusivement destinés au transport de marchandises. La raison de ce divorce se situerait dans la réticence des autorités antitrust des États-Unis, qui empêchait l’attelage de s’attaquer au marché nord-américain.


Nos lectures de la semaine

Agathe Demarais, chercheuse en géoeconomie au sein du European Council on Foreign Relations (ECFR), analyse dans une note publiée le 15 janvier, l’importance de la signature du traité de libre échange entre l’Union européenne et le Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay), reportée en fin d’année 2023. D'après la chercheuse, les retards dans la conclusion de cet accord compromettent les intérêts géopolitiques de l'UE. D'une part, les vastes réserves de matières premières critiques présentes dans la région se révèlent essentielles pour la transition verte européenne. Plus encore, ces retards portent atteinte à la stratégie européenne visant à réduire sa dépendance à l'égard de la Chine.

Dans une note publiée la semaine dernière par le think tank Center for European reform (CER), la chercheuse Christina Keßler analyse les divisions entre les États membres de l’UE concernant la stratégie à adopter dans la région Indopacifique, et met en avant la nécessité d’une politique plus cohérente.

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI), a publié ce mois-ci aux éditions Tallandier L'accélération de l'histoire. Les noeuds géostratégiques d'un monde hors de contrôle. Un ouvrage dans lequel il s’attache à décrire la « double accélération, géopolitique et géoéconomique » du monde en focalisant son analyse sur les détroits stratégiques, et tente de déterminer le rôle que peut jouer la France dans ce contexte.


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Par Mathieu Solal, Antonia Przybyslawski et Clément Solal

BLOCS a été conçu à l’automne 2023 par une équipe de trois journalistes français forts d'une expérience de plusieurs années de correspondance à Bruxelles pour les plus grands titres de la presse écrite - l’Opinion, Le Parisien, Le Figaro ou encore l’Agefi.

Spécialistes de la politique européenne, experts des sujets commerce et de leur dimension géopolitique, Clément Solal, Antonia Przybyslawski et Mathieu Solal sont aussi les rédacteurs de ce qui constitue leur premier projet éditorial autonome. Ils disposent tous trois d’un appétit pour les informations croustillantes, les faits et la nuance.

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