BLOCS

Chaque semaine, votre condensé d’actualité utile sur le commerce international.

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Par Mathieu Solal, Antonia Przybyslawski et Clément Solal
10 janv. · 8 mn à lire
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Accords de libre-échange: stop ou encore ?

Mais aussi - Pékin attaque le cognac, Prévisions du BCG, Enlisement en mer Rouge

BLOCS#6 Bonjour, nous sommes le mercredi 10 janvier et voici le sixième épisode de votre condensé d’actualité utile sur le commerce international. Suivez-nous également sur Twitter et LinkedIn.

Super-bloc

Nouvel échec des négociations UE-Mercosur, polémiques autour de l’impact environnemental du traité récemment ratifié avec la Nouvelle-Zélande, difficultés commerciales post-Brexit… Les accords de libre-échange de l’UE ne cessent de créer la controverse. Dans un monde de plus en plus protectionniste et conflictuel, focus sur l’évolution du rôle de ces instruments bilatéraux en compagnie d’Alan Hervé, directeur du master Europe et Affaires mondiales à Sciences Po Rennes. Il est l’auteur de l’ouvrage Les accords de libre-échange de l'Union européenne, publié en décembre aux éditions Larcier-Intersentia. 

Réunion tendue entre Luiz Inácio Lula da Silva et Emmanuel Macron, à la COP 28 de Dubaï, le 1er décembre 2023. © Palàcio do PlanaltoRéunion tendue entre Luiz Inácio Lula da Silva et Emmanuel Macron, à la COP 28 de Dubaï, le 1er décembre 2023. © Palàcio do Planalto

BLOCS: Les négociations autour d’un accord de libre-échange (ALE) UE-Mercosur ont une nouvelle fois échoué début décembre, sous l’impulsion notable de la France. Faut-il définitivement faire une croix sur ce traité ?

ALAN HERVÉ: Difficile à dire, mais il est certain que le problème est profond. L’opposition de la France est très ancienne, sur fond de risque de mise en cause de notre compétitivité en matière agricole et d’activisme d’un lobby agricole très puissant. Il faut se souvenir que l’accord des États membres concernant le lancement des négociations a été donné à la Commission au début des années 2000, dans un contexte commercial et économique très différent.

Depuis, la Commission a négocié seule cet accord, sans demander un renouvellement de son mandat initial. L’impasse actuelle illustre ainsi une des difficultés profondes du système européen de négociation. Il faudrait sans doute plutôt opter pour des mandats renouvelables par accord des États membres tous les cinq ans et renforcer l’implication du Parlement européen dans ce processus.

Plus généralement, le climat politique et social actuel dans l’UE empêche-t-il d’envisager la conclusion de nouveaux ALE ambitieux ?

Je ne suis pas sûr que ce climat soit le problème principal, car les oppositions ne sont pas nouvelles. On les avait par exemple déjà observées fin 2016 en Belgique, en Grèce ou encore en Allemagne et en France, pendant les discussions autour de la signature de l’ALE avec le Canada (CETA). Elles rendent forcément difficile le processus de négociation et les procédures de ratification. Pour autant, il est sain qu’elles existent, dans la mesure où les ALE posent un enjeu démocratique.

On libéralise, on supprime les droits de douane, on met à nu les systèmes règlementaires, avec le risque d’un nivellement par le bas en matière environnementale, sociale ou sanitaire. Il est donc logique que les citoyens puissent s’exprimer et, le cas échéant, s’y opposer.

Un des problèmes principaux, c’est toutefois que le positionnement à l’égard des ALE ne peut être que binaire: la Commission négocie et ensuite, le Conseil, le Parlement européen, puis éventuellement les parlements nationaux ne peuvent qu’approuver ou rejeter l’accord qu’elle a trouvé.

Contrairement à une législation, une fois négocié avec un pays tiers, un traité de libre-échange ne peut être amendé. C’est ce côté ‘tout ou rien’ qui, à mon sens, crée une bonne partie de la tension qui règne autour des ALE. D’où l’importance, on y revient, de bien associer et prendre en compte les intérêts de l’ensemble des acteurs concernés dès l’ouverture des négociations.

« Pour l’UE, ces accords apparaissent comme des instruments de sécurité et de prévisibilité des échanges, dans un environnement de plus en plus hostile »

Pourquoi avoir choisi de consacrer votre livre aux ALE de l’UE, alors même que ceux-ci semblent en perte de vitesse dans un monde de plus en plus protectionniste et conflictuel ?

Du point de vue européen, ces accords sont justement un instrument de sécurité et de prévisibilité des échanges, dans un environnement de plus en plus hostile.

C’est pour cela qu’on sent une volonté constante, notamment de la part de la Commission européenne, de continuer à conclure des accords, en dépit des contestations. Tout en mettant parallèlement en place des législations visant à ‘re-réguler’ les échanges, par exemple la taxe carbone aux frontières, les règlements sur le devoir de vigilance, la déforestation importée ou le travail forcé.

On peut donc plutôt parler de double-mouvement de la politique commerciale européenne, dans laquelle les ALE restent cruciaux. En cas, par exemple, d’effondrement total de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les ALE seraient les seuls à permettre une stabilité des échanges. Je me suis lancé dans cet ouvrage avec l’ambition de réaliser une monographie de ces accords, en les analysant tous de manière globale.

Vous insistez sur la diversification et la complexification des ALE. Comment expliquez-vous ces deux phénomènes ?

Cette diversité tient d’abord au fait que les ALE n’ont pas tous été négociés à la même époque. Entre ceux négociés dans les années 1970 avec la Suisse ou la Norvège et les plus récents, comme celui qui vient d’être signé avec le Chili, il y a forcément de grandes différences.

Notons aussi que le commerce international s’est profondément transformé ces dernières décennies. L'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), négocié au lendemain de la seconde guerre mondiale (1947), porte uniquement sur les marchandises, car elles représentent alors l’essentiel des échanges.

« La nature-même du protectionnisme a changé, avec la naissance de barrières non-tarifaires, notamment dans les services »

Dans les années 1990, on se tourne vers les services et la propriété intellectuelle, puis vers le commerce numérique, les investissements puis les questions environnementales et sociales, le tout dans un contexte de blocage de l’OMC qui rend incontournable les accords régionaux. La nature-même du protectionnisme a elle aussi changé, avec la naissance de barrières non-tarifaires, notamment dans les services.

Par ailleurs, pour revenir à l’UE, il est forcément différent de négocier avec un pays en développement qui souhaite obtenir un accès au marché et avec un pays comme le Japon, ou encore de discuter avec le Royaume-Uni avec la perspective de stabiliser les échanges, ou avec l’Ukraine pour faire de l’intégration économique.

Dans votre ouvrage, vous tentez pourtant de définir un « modèle conventionnel européen du libre-échange ». Sur quoi repose-t-il ?

Malgré cette diversité, on observe effectivement des constantes. Par exemple, beaucoup de dispositions qu’on retrouve d’un accord à l’autre, des façons de concevoir mais aussi de penser les échanges commerciaux et leur régulation.

Cela s’explique notamment par le fait que ces accords sont négociés à chaque fois par les mêmes acteurs: la Commission européenne et en particulier sa direction générale du commerce (DG Trade), sous la surveillance de son service juridique. Cela permet une certaine continuité, d’autant plus que ce qui caractérise l’UE, c’est une grande stabilité des équipes de négociateurs, à la différence, par exemple, des États-Unis.  

Autre élément qui explique l’existence de ce modèle: l’UE reste un marché immense. Partant, pour le pays qui négocie avec les Européens, un ALE apparaît toujours comme très intéressant, et justifiera des concessions faites à une Union qui se trouve alors en position de force.

Cela explique par exemple qu’en matière de propriété intellectuelle, on retrouve beaucoup de dispositions semblables, notamment concernant la reconnaissance des indications géographiques. Sur le commerce numérique, on constate aussi une volonté d’imposer un modèle de chapitre dans lequel l’Union défend notamment sa conception de la protection des données personnelles.

Les ALE de l’UE se distinguent enfin par l’existence de chapitres concernant le développement durable, qui sont souvent absents des accords entre pays tiers.


Blocs-notes

L’EMPIRE DU MILIEU CONTRE-ATTAQUE □ Les autorités chinoises ont annoncé ce vendredi avoir lancé une enquête anti-dumping portant sur les eaux-de-vie de vin importées de l'UE. Pékin soupçonne ainsi l’UE de vendre sur son marché ces produits à des prix inférieurs à ceux du marché intérieur.

Si elle n’est pas présentée comme telle, la décision de Pékin ressemble fort à une mesure de rétorsion, suite à l’ouverture par la Commission européenne d’une enquête sur les subventions publiques dont bénéficient les véhicules électriques chinois en septembre dernier au nom de la « concurrence loyale ». L’enquête chinoise, qui pourrait in fine aboutir à des droits de douane, a en tout cas de quoi alarmer les producteurs européens et notamment français, le cognac et l’armagnac étant expressément visés. 

La Chine est de surcroît le deuxième marché du cognac (derrière les États-Unis), avec près de 30 millions de bouteilles expédiées en 2022. Le pays a d’ailleurs importé l’année dernière plus d'eau-de-vie de vin que tout autre spiritueux, indique un rapport du cabinet Daxue Consulting cité par l’AFP, et la plupart des importations venaient de l’Hexagone.

Premiers sur la liste des victimes potentielles, les deux alcooliers tricolores Rémy Cointreau et Pernod Ricard ont vu leur cours en bourse chuter immédiatement le 5 janvier. Leurs chiffres d’affaires sont respectivement exposés au géant asiatique à hauteur de 30 % et 12 %, selon le cabinet de recherche indépendant AlphaValue. 

L’annonce de Pékin est d’autant plus inquiétante qu’elle intervient dans un contexte morose pour le secteur, notamment marqué par la faiblesse de la demande de spiritueux aux États-Unis.

En même temps, l’issue des investigations chinoises est loin d’être certaine. Celles-ci devraient a priori se conclure le 5 janvier 2025, mais pourraient durer jusqu’à six mois de plus en cas de « circonstances particulières », indique Pékin dans un communiqué. 

Le secteur peut à première vue se rassurer en se remémorant le précédent de 2013, qui avait fait trembler le secteur viticole français mais n’avait abouti à aucune sanction. Le scénario était d’ailleurs assez similaire : la Chine avait annoncé l'ouverture d'une enquête anti-dumping sur les vins européens pour riposter à une enquête de l'UE sur les panneaux photovoltaïques chinois vendus à perte dans le Vieux Continent.

Neuf mois plus tard, les deux blocs avaient certes trouvé un « accord à l'amiable ». A posteriori, ce dernier est néanmoins largement interprété comme une capitulation de l’UE, dont le marché n’a cessé ensuite d’être inondé de panneaux photovoltaïques chinois. 

Entre 2007 et 2017, la part mondiale de la production en Europe est ainsi passée de 30 % à 3 %. L’épisode est même souvent mentionné comme symbole de la naïveté de l’UE face à Pékin. Naïveté à laquelle l’actuelle Commission européenne a néanmoins promis de mettre fin, avec la volonté affichée de « rééquilibrer » la relation avec la Chine.

Un second précédent, impliquant cette fois l’Australie et non l’UE, n’a pas de quoi inciter les exportateurs européens de spiritueux à l’optimisme. Depuis 2021 la Chine impose des sanctions sur le vin australien sous forme de surtaxes majeures (comprises entre 107,1% et 212,1%), décidées à l’issue d’une autre enquête anti-dumping, sur fond de vives querelles diplomatiques entre les deux grands pays. L’affaire semble, seulement aujourd’hui, sur le point d’être réglée


LES BLOCS ONT DE L’AVENIR □ Après une tendance à la baisse depuis le déclenchement de la pandémie, le commerce mondial devrait reprendre sa marche en avant dans les huit prochaines années, avec une augmentation prévue de 2,8% par an, moins rapide que le PIB (3.1%), et davantage à l’intérieur des blocs régionaux qu’entre eux. Telles sont les conclusions principales du Boston Consulting Group (BCG), un cabinet international de conseil, dont un rapport paru ce lundi tente de dessiner le paysage des flux internationaux à l’horizon 2032. L’exercice consiste essentiellement à extrapoler des tendances déjà observées aujourd’hui. 

Ainsi, la chute des échanges entre la Chine et les États-Unis, estimée à 197 milliards de dollars comparé à leur niveau de 2022, serait amenée à se renforcer au cours des prochaines années, constituant l’un des développements anticipés « les plus importants »

A contrario, le BCG ne voit pas l’Europe s’orienter vers un découplage vis-à-vis de l’économie chinoise. Faisant valoir la dépendance de l’UE, dans le domaine des minerais stratégiques (BLOCS#3) notamment, ces experts misent même sur une croissance de ses échanges avec l’Empire du milieu de 130 milliards de dollars d’ici 2032, à un rythme certes moins soutenu que la moyenne mondiale. Les flux entre l'UE et les États-Unis seraient appelés à progresser beaucoup plus rapidement, de 320 milliards de dollars pendant cette période.

« Une caractéristique du nouvel ordre commercial mondial sera l’importance grandissante des blocs commerciaux - en particulier l’Amérique du Nord, l’UE, les pays de l’Asean (l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est), et potentiellement les Brics (l'Afrique du Sud, le Brésil, la Chine, l'Inde et la Russie) - à mesure que la production se rapprochera des marchés finaux », pronostique en outre le cabinet de conseil.

« Les blocs sont attractifs pour les pays cherchant à limiter les frictions géopolitiques en échangeant avec des entités vues comme des partenaires ‘amicaux’, en particulier lorsque des accords commerciaux existent », développe le rapport. 

Selon le BCG, les pays d'Asie du Sud-Est seront parmi les « grands gagnants » de ce nouvel ordre. Ce, premièrement parce que la Chine serait vouée à nettement accroître ses échanges avec les pays de l'Asean (616 milliards de dollars de plus sur dix ans).

Et, deuxièmement, car ces États - comme l'Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines, ou encore le Vietnam - auraient les atouts pour servir de lieux de productions alternatifs aux entreprises internationales cherchant à réduire la dépendance de leurs chaînes d'approvisionnements à la Chine. Conséquence : le commerce de l'Asean devrait croître de 1.200 milliards de dollars sur la période étudiée. 

Du côté du continent américain, les États-Unis devraient aussi décupler leurs échanges avec leurs voisins. Une hausse de 300 milliards de dollars du commerce avec le Mexique est en particulier attendue.


MENACE PERSISTANTE □ Pas d’accalmie en vue en mer Rouge. La coalition navale internationale mise en place le 18 décembre par les États-Unis (BLOCS#4) est pour l’instant très loin d’avoir endigué la menace constituée par les rebelles houthistes.

Le mouvement chiite soutenu par l’Iran continue en effet de cibler les navires commerciaux empruntant le canal de Suez. Dernières victimes en date : deux portes conteneurs, l’un de CMA CGM, visé par une attaque le 2 janvier, et l’autre du géant danois AP Moller-Maersk, victime d’une frappe de missile le 31 décembre.

Fin décembre, les deux entreprises, numéros deux et trois mondiaux du transport de marchandises, avaient en effet décidé de rouvrir petit à petit les lignes passant par le canal, suspendues mi-décembre par la plupart des compagnies.

Ces derniers événements ont occasionné un nouveau revirement : le 2 janvier, Maersk a communiqué sa décision d’ « interrompre tous les transits par la mer Rouge et le golfe d’Aden jusqu’à nouvel ordre ». CMA CGM n’a à ce stade pas fait une telle annonce.

Les navires de l’armateur français devraient néanmoins privilégier désormais la route alternative passant par le cap de Bonne-Espérance, au large de l'Afrique du Sud, ce qui rallonge le voyage d'une à deux semaines entre les continents asiatique et européen, et en augmente sensiblement les coûts.

Conséquence: les différents armateurs s’orientent vers une forte augmentation des tarifs de fret, qui risquent d’être au moins en partie répercutés sur le consommateur final. L’italo-suisse MSC a ouvert le bal des hausses le 1er janvier. Puis CMA CGM a annoncé mercredi dernier un quasi-doublement, à partir du 15 janvier, pour les échanges entre l'Asie et la Méditerranée.

Alors que l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis n’ont pas souhaité participer à la coalition internationale et que ses membres, dont la France, l’Italie et l’Espagne, ont tendance à agir en ordre dispersé, « il n’y a pas d’accalmie à attendre sur cette autoroute maritime (…) tant que les opérations israéliennes se poursuivront à Gaza pour éliminer la branche armée et les chefs politiques du Hamas », pronostique Le Monde.


Mini-blocs

La Commission européenne a approuvé, lundi 8 janvier, une aide d’État allemande de 902 millions d'euros à l'entreprise Northvolt, spécialisée dans les batteries pour véhicules électriques. Cette subvention vise à encourager la construction d'une nouvelle usine à Heide (Allemagne), plutôt que de voir l'entreprise déplacer sa production aux États-Unis. Il s’agit de la toute première utilisation de la « clause d’alignement » (BLOCS#3), mise en place l’année dernière, pour faire face aux subventions massives octroyées par les États-Unis dans le cadre de l’Inflation Reduction Act, un programme doté de 369 milliards de dollars et visant à soutenir l'industrie verte. Concrètement, cette clause d’alignement permet à un État membre d'offrir une aide d'État équivalente à une entreprise européenne pour éviter que celle-ci ne déolocalise vers les Etats-Unis, ou un autre pays tiers, pour obtenir des subventions.

Selon un sondage de la chambre de commerce britannique sorti en décembre, 60 % des entreprises exportatrices locales estiment que les échanges commerciaux avec l’UE sont plus difficiles qu’il y a un an, contre seulement 18% avec la zone hors UE. Des chiffres qui confirment les conclusions des chercheurs en la matière (BLOCS#5). En tête des difficultés rencontrées: les coûts liés aux procédures en douane, les droits de douane eux-mêmes, ainsi que la TVA à l’importation. La mise en œuvre des contrôles sanitaires, repoussée à cinq reprises, devrait débuter en avril 2024. Les trois quart des entreprises exportatrices ne seraient néanmoins pas au courant de leurs futures obligations, d’après le même sondage.


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