□ L'analyse d'Alan Hervé, éminent juriste expert du commerce international □ Aéronautique, pharmacie, cosmétiques ... zoom sur les impacts pour les secteurs tricolores □ Après le Mercosur, quels accords de libre-échange l'Union pourrait-elle bientôt conclure ?
BLOCS#72 □ Bonjour, nous sommes le mercredi 30 juillet et voici le soixante-douzième épisode de votre condensé d’actualité utile sur le commerce international. Suivez-nous sur LinkedIn.
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BREAK ESTIVAL STUDIEUX □ Avec ce dernier numéro commencent les vacances de BLOCS, après 7 mois d’éditions hebdomadaires presque sans interruption. Nous reviendrons en septembre, frais et requinqués par des congés à l’abri des rebondissements trumpiens. Et avec, dans nos valises, un projet d’offre payante dédiée aux professionnels, en plus du bulletin gratuit du mercredi. Si cette initiative vous intéresse et que vous avez une minute, nous vous invitons une dernière fois à répondre au sondage disponible en un clic ci-dessous. Et dans tous les cas, nous vous souhaitons, au nom de toute la petite équipe BLOCS, un mois d’août reposant et agréable.
Ursula von der Leyen et Donald Trump ont conclu dimanche un accord informel visant à limiter à 15% les droits de douane additionnels appliqués par l’administration Trump sur l’essentiel des produits européens. Un « deal » pour le moins fragile, étonnant dans son contenu, et qui traduit davantage la faiblesse européenne face au chantage américain sur la défense, qu’une mauvaise négociation de la part de la Commission, selon Alan Hervé, juriste spécialiste du commerce international, directeur du master Europe et Affaires mondiales à Sciences Po Rennes. Entretien.
La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, répondant aux journalistes au Parlement européen le 13 janvier 2024 © Site du Parlement européen
BLOCS □ D’un point de vue juridique, comment analysez-vous l’accord annoncé dimanche ?
ALAN HERVÉ : Pour commencer, je ne suis pas sûr qu’il faille parler d’un « accord » au sens du droit international, ce texte n’ayant pas en soi de valeur véritablement contraignante.
En l’espèce, il semble bien qu’il y ait rencontre des volontés, mais celle-ci concerne de grands principes plutôt que des engagements clairs, avec une certaine ambiguïté laissée dans la teneur exacte de ce qui a été convenu, en particulier en matière commerciale.
On peut plutôt parler, pour l’heure, d’un « deal » politique, et se demander s’il se traduira en accord international en bonne et due forme. Je suis, pour ma part, assez sceptique à ce sujet.
“La Chine pourrait faire condamner tant les États-Unis que l’Union européenne devant l’OMC.”
Pourquoi donc ?
Eh bien, si accord formel il y a, il pourra être contesté devant l’OMC par un État tiers. Et ce dernier aurait de bonnes chances de l’emporter, dans la mesure où cet accord asymétrique, qui accorde aux États-Unis des avantages qui ne seront pas étendus à d’autres partenaires commerciaux, est une violation manifeste du principe qui fonde le système de régulation des échanges internationaux depuis 1947 — celui dit de la nation la plus favorisée. La Chine pourrait ainsi faire condamner tant les États-Unis que l’Union européenne devant l’OMC.
Par ailleurs, le contenu de ce deal est assez étonnant, en ce qu’il couvre des domaines sur lesquels la Commission européenne et, plus largement l’UE, ne sont pas compétents. Par exemple, la Commission n’a pas le pouvoir de s’engager à ce que l’UE investisse 600 milliards d’euros aux États-Unis, ou à acheter des armes ou du gaz naturel liquéfié américains. Cela ne va pas non plus dans le sens de l’adoption d’un accord en bonne et due forme.
Enfin, cette administration américaine rejette tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à du droit international. La même question s’est d’ailleurs posée à propos de la valeur juridique des « deals » négociés avec le Royaume Uni ou plus récemment le Japon.
Quelles peuvent être les conséquences d’un accord qui demeure informel ?
Le risque, c’est qu’à un moment, les États-Unis accusent les Européens de ne pas respecter leurs engagements et relancent l’escalade tarifaire. D’autant plus qu’aucun juge ou aucun arbitre ne peut vérifier si un engagement a en effet été bafoué.
Le problème de la mise en œuvre tient du reste, on y revient, au fait que l’Union s’est engagée dans des domaines où elle n’est souvent pas compétente et où elle ne pourra en réalité pas garantir le respect du « deal » (énergie, achat d’armements, investissement). La situation demeure donc très instable, avec un accord qui peut être remis en question à tout moment — aux antipodes de la « prévisibilité » vantée par la présidente de la Commission et le commissaire au Commerce.
En résumé, c’est un accord avant tout politique, et dont le message est clairement un aveu de faiblesse des Européens. C’était sans doute le prix à payer en échange de quelques assurances sur le dossier ukrainien.
“Quels que soient vos talents de négociateurs, si vous n’avez pas les armes pour peser, vous ne pouvez pas obtenir un bon accord.”
Faut-il blâmer Ursula von der Leyen et, plus largement, la Commission européenne, pour avoir négocié cet accord déséquilibré ?
Je n’irais pas sur ce terrain-là, non. Quels que soient vos talents de négociateurs, si vous n’avez pas les armes pour peser, vous ne pouvez pas obtenir un bon accord.
En l’occurrence, à partir du moment où les États-Unis font le lien entre leur politique commerciale et les aspects sécurité, défense, ainsi que le soutien à l’Ukraine, et font du chantage à ce sujet, l’UE se retrouve nécessairement dans une position de faiblesse (BLOCS#68). Cet accord est, à mon sens, le résultat de politiques menées depuis des décennies, y compris au sein des États membres, bien plus que celui d’une mauvaise tactique de négociation.
Notons aussi que l’ombre de Pékin plane sur ces négociations, quelques jours après un sommet UE-Chine désastreux et sans doute plus préoccupant encore pour l’avenir des Européens (BLOCS#71). Quand on lit le communiqué de la Maison Blanche qui fait référence, sans la nommer, à la Chine, en évoquant notamment ses surcapacités et ses investissements, on peut imaginer que Washington aurait aimé mettre davantage encore l’UE de son côté dans sa guerre commerciale avec la Chine. Et que le résultat n’est pas à la hauteur de ses attentes.
Ce type d’accord informel est-il inédit ?
Non, on ne peut pas dire que cela le soit. Quand l’UE produit ce genre d’accords, c’est soit quand elle n’est pas très à l’aise avec leur contenu, soit quand elle sait qu’il y a un problème de compétence ou de conformité avec le droit international. Là, on est un peu dans ces trois cas à la fois.
On peut citer comme précédent un accord informel passé avec l’administration Clinton, dans les premières années de l’OMC, et qui avait permis à l’UE de s’assurer que deux législations extraterritoriales, frappant très durement les acteurs économiques qui commerçaient avec l’Iran et Cuba, ne seraient pas appliquées aux entreprises européennes. Cet accord, impossible à retrouver aujourd’hui, constituait une forme de règlement à l’amiable d’un contentieux, qui a plutôt bien fonctionné pendant près de deux décennies.
De même, l’accord migratoire de 2016 avec la Turquie, négocié principalement par l’Allemagne, n’est pas un accord international en bonne et due forme. Ce genre d’accords est pratique quand on veut faire des choses dont on n’est pas très fier, et éviter une remise en cause des engagements devant les juridictions européennes en particulier. Cela permet aussi de se dispenser des procédures de ratification du texte, et notamment de contourner le Parlement européen, qui semble d’ailleurs assez mécontent aujourd’hui.
“Cela ne veut pas dire qu’on tourne le dos au multilatéralisme dans les échanges internationaux par ailleurs.”
Côté européen, cet accord revient-il à acter la disparition du système de régulation des échanges internationaux ?
Non, je ne pense pas. Ce qu’on semble accepter, ou du moins tolérer avec cet accord, c’est la logique de rééquilibrage des échanges que veut imprimer Washington avec ces droits de douane. On fait des États-Unis une forme d’exception, comme si on acceptait qu’ils ne fassent plus véritablement partie de l’OMC.
Mais cela ne veut pas dire qu’on tourne le dos au multilatéralisme dans les échanges internationaux par ailleurs. Par exemple, on a encore eu récemment une décision de l’Organe d’appel temporaire dans un contentieux opposant l’UE et la Chine. Et beaucoup de pays restent attachées aux règles et aux principes de l’OMC, qui est une organisation très affaiblie, mais pas totalement morte.
VU DE L’HEXAGONE □ Bruxelles et Washington ont enterré la hache de guerre commerciale ce lundi 28 juillet, en annonçant un accord de principe dont les contours, encore incertains, suscitent néanmoins l’inquiétude de nombreux industriels de l’Hexagone.
À partir du 1ᵉʳ août, les exportations européennes aux États-Unis devraient en tout cas être soumises à un tarif de base de 15% de droits de douanes, soit moitié moins que les 30 % agités jusque-là par Donald Trump
Si le compromis prévoit a priori plusieurs exemptions (appareils et pièces détachées de l’aéronautique, certains produits chimiques, médicaments génériques, équipements pour semi-conducteurs, une série de produits agricoles …) ce sont environ 70% des produits européens qui seraient visés par ce nouveau tarif.
Parmi les quelques 2 000 entreprises françaises qui exportent vers le sol américain, la réception de l’annonce diffère selon les filières, qui ne sont donc pas toutes fixées sur leur sort. La France a envoyé, en 2024, environ 55,5 milliards de dollars de biens outre-Atlantique. Focus sur les principales filières concernées, côté tricolore.
PHARMACIE : L’industrie pharmaceutique française serait lourdement affectée. Protégée jusqu’alors par un accord de l’OMC garantissant un tarif douanier nul, elle se voit dorénavant imposer des droits de 15 %. Des géants français comme Servier, Roche ou Sanofi sont ainsi exposés et il faudra scruter leur réaction. Ces derniers avaient en effet co-signé, en avril dernier, une lettre de doléances adressée à la Commission européenne, menaçant de mettre les voiles vers le pays de l’oncle Sam faute de mesures de soutien suffisantes. L’administration américaine ne semble d’ailleurs pas avoir garanti que le secteur, qui fait l’objet d’une enquête ouverte au titre de la Section 232 du Trade expansion act, ne pourrait pas à l’avenir subir des tarifs douaniers encore plus élevés.
COSMÉTIQUE : Autre victime : le secteur cosmétique, pilier de l’export tricolore, et dont les États-Unis restent le premier marché mondial avec 2,8 milliards d’euros de produits vendus en 2024, soit 12,6% des exportations totales. « On était à 0 % en janvier, nous serons à 15 % demain », résume Emmanuel Guichard, secrétaire général de la FEBEA, représentant notamment L’Oréal, LVMH et Clarins, qui s’inquiète pour la compétitivité de la filière.
AÉRONAUTIQUE : D’autres secteurs peuvent temporairement souffler. C’est le cas de l’aéronautique, premier domaine exportateur français outre-Atlantique – avec 7,8 milliards d’euros de marchandises envoyées en 2024 – qui profite d’une exonération complète. Et pour cause, les deux industries nationales sont fortement interdépendantes, à l’image de Boeing et Airbus qui partagent de nombreux composants et sous-traitants (BLOCS#49).
VINS ET SPIRITUEUX : Les vins et spiritueux font-ils partie des produits exemptés ? C’est le gros point d’interrogation, avec des déclarations contradictoires de part et d’autre suite à la conclusion du deal. L’enjeu pour les producteurs français est immense. Leaders mondiaux, les vins hexagonaux ont les Etats-Unis pour premier débouché, avec 2,53 milliards de dollars d’exportations chaque année. Les spiritueux – notamment le cognac – déjà affaiblis par le conflit avec la Chine (BLOCS#69) ont eux aussi énormément à perdre, mais sembleraient mieux partis que les vins pour obtenir une exemption américaine.
AGRICULTURE : Le secteur agricole bénéficierait d’un traitement favorable pour plusieurs produits spécifiques (fruits secs, poissons transformés, aliments pour animaux) mais pas pour les produits dits « sensibles » comme le bœuf, le riz, l’éthanol, le sucre ou la volaille, qui seront soumis aux 15% de base. La liste définitive reste, là aussi, en cours de discussion. En 2023, les exportations agricole françaises vers les États-Unis ont atteint 16.6 milliards de dollars.
AUTOMOBILE Le secteur automobile, soumis depuis le 26 mars 2025 à des droits de douane de 25 % obtient un tarif de 15 %. Déjà en difficulté, Stellantis anticipe déjà 1,5 milliards de dollars de chute de ses recettes. Le marché américain représente seulement 1 à 4% des exportations françaises, soit bien moins que pour l’Allemagne, ou l’Italie.
MERCOSUR, ET CETERA □ Alors que le marché américain se ferme, et que l’UE recherche le « de-risking » – la réduction de ses dépendances critiques – vis-à-vis d’une Chine peu coopérative (BLOCS#71), les Européens doivent impérativement diversifier leurs partenariats commerciaux. C’est en tout cas la conviction d’une large majorité d’États membres, et de la Commission européenne qui a intensifié ses efforts afin de conclure davantage d’accords de libre-échange.
L’Union qui compte à ce jour pas moins de 40 traités de ce type, la liant à 76 pays, pourrait ainsi toper avec davantage de partenaires dans les tout prochains mois. Il y a bien sûr le deal avec les pays du Mercosur, conclu en décembre dernier, et qui pourrait faire l’objet d’un vote à la table des Vingt-Sept à l’automne, mais pas seulement. Zoom sur les autres principaux projets dans les tuyaux.
INDONÉSIE : Bruxelles et Jakarta se sont engagés le 13 juillet dernier (BLOCS#70) à conclure, dès septembre prochain, cet accord qui libéraliserait les échanges commerciaux et les investissements. Entre l’Europe et la première économie de l’ASEAN, ce serait l’aboutissement d’une négociation qui dure depuis près de 10 ans. Ces discussions avaient été ralenties ces dernières années par les tensions autour des instruments développés par l’UE pour verdir ses relations commerciales (le règlement « anti-déforestation importée », en particulier). L’UE reprochait pour sa part au pays de 286 millions d’habitants des mesures protectionnistes délétères – restreignant, notamment, l’accès à ses précieuses ressources en nickel. Les Vingt-Sept voient dans ce projet l’occasion de sécuriser des approvisionnements en minerais critiques, d’ouvrir ce vaste marché à leurs exportations, et plus globalement, de renforcer les liens économiques avec la région Indo-Pacifique.
INDE : 10ème partenaire commercial de l’UE, l’Inde, en croissance rapide, présente un marché de 1,4 milliards de consommateurs, encore largement protégé de la concurrence étrangère. Traditionnellement protectionniste, le géant asiatique se montre de plus en plus ouvert à développer des partenariats, en témoignent les accords récemment conclus avec l’Australie et avec le Royaume-Uni (BLOCS#61). L’objectif de New Delhi : accélérer l’entrée de capitaux afin de favoriser le développement du tissu économique national, et diversifier les débouchés face à l’incertitude créée par la politique commerciale américaine. Figure de proue de l’opposition à la taxe carbone aux frontières de l’UE (BLOCS#69), l’Inde est réputée redoutable négociatrice. L’appétence politique de part et d’autre pourrait toutefois aider à dépasser les griefs traditionnels, qui concernent notamment l’ouverture aux échanges agricoles.
MALAISIE, THAÏLANDE ET PHILIPPINES : Avec ces trois partenaires d’Asie du Sud-Est, l’exécutif de l’UE a également réengagé des discussions qui avaient été ouvertes dans les années 2010, puis mises en suspens. En dépit des réserves exprimées, là aussi, à propos de l’agenda vert de l’UE, l’intérêt au rapprochement économique et commercial est partagé par ces économies. Il s’agit pour l’Union de diversifier ses chaînes d'approvisionnement et de sécuriser un accès privilégié à des marchés en croissance.
AUSTRALIE : Alors que l’UE est le troisième partenaire commercial de l’Australie (50 Md€ d’échanges en 2024), les exportateurs européens subissent une concurrence accrue sur le marché australien — en particulier face à leurs homologues britanniques, qui bénéficient d’un accord bilatéral ainsi que des termes du Partenariat transpacifique global (PTPGP). Lancées en 2018, les négociations en vue d’un accord de libre-échange achoppent toutefois sur l’accès au marché européen de produits dits « sensibles » (boeuf, agneau), ainsi que sur la protection des indications géographiques. Suspendues depuis 2023, ces discussions devraient reprendre à la rentrée, après un partenariat déjà conclu en mai 2024 sur les minerais critiques.
Cette édition a été préparée par Mathieu Solal, Alexandre Gilles-Chomel, Justine Duval et Clément Solal. Merci à Sophie Hus, notre fidèle correctrice.
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