Duel sino-européen autour de l'automobile

□ Entretien avec Simon Lacoume, économiste chez Coface □ L'UE comme garante du multilatéralisme ? □ Levée de boucliers bruxelloise face aux mesures protectionnistes sur l'acier proposées par la Commission □ Les nouvelles données sur le commerce des services du CEPR

BLOCS
6 min ⋅ 15/10/2025

BLOCS#78 Bonjour, nous sommes le mercredi 15 octobre et voici le soixante-dix-huitième épisode de votre éclairage sur l’actualité du commerce international. Suivez-nous sur LinkedIn.

DITES BONJOUR À BLOCS PRO J-2 avant l’envoi dans vos boîtes aux lettres de la première édition de notre nouvelle formule ! En attendant, voici déjà son beau logo, préparé avec amour par notre graphiste, Thibault Hus :

À vendredi pour de nouvelles aventures !


Super-bloc


Nouveau tour de vis chinois sur les terres rares, chiffres inquiétants, tergiversations autour de l’objectif de fin de vente des véhicules à moteur thermique à l’horizon 2035… En ce début d’automne, les perspectives paraissent bien sombres pour le secteur automobile européen.

Cette semaine, BLOCS vous propose de faire le point sur cette situation difficile avec Simon Lacoume, économiste chez Coface, spécialiste des secteurs de l’automobile, des matières premières et de l’agroalimentaire.

L’occasion de vous donner à voir l’expertise de Coface, et de vous annoncer le lancement d’un partenariat éditorial avec l’équipe d’économistes de cet acteur de référence de la gestion du risque de crédit commercial au niveau mondial depuis près de 80 ans.

Une semaine sur deux, dans BLOCS PRO, vous pourrez ainsi lire les analyses sectorielles ou géographiques de Simon Lacoume et de ses collègues, pour mieux saisir les effets concrets des fluctuations du commerce international sur l’économie.

Première livraison prévue dès ce vendredi, pour la première de notre nouvelle formule.

Le PDG de BYD, Wang Chuanfu, et le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán. DR.

BLOCS □ Pékin a annoncé, en fin de semaine dernière, un resserrement drastique du contrôle de ses exportations de terres rares. Faut-il craindre l’impact de cette décision sur le secteur automobile européen, déjà mal en point ?

SIMON LACOUME : Ces annonces chinoises visent, à mon sens, avant tout l’industrie de défense américaine. L’avion F35, le sous-marin Virginia ou encore les drones Predator sont autant d’armes américaines emblématiques qui ont besoin de terres rares pour fonctionner.

Or, la Chine domine l’ensemble de la chaîne de valeur des terres rares et a prévenu qu’à compter du 1er novembre, elle refuserait les demandes d’exportations liées à la défense et examinerait avec une attention particulière celles concernant les semi-conducteurs avancés et certains types d’intelligence artificielle.

Bien sûr, les mesures annoncées sont sans précédent, créent un cadre réglementaire équivalent à la Foreign Direct Product Rule (FDPR) américaine, et pourraient toucher par ricochet le secteur automobile européen (BLOCS#65), dans une logique de représailles par rapport aux sanctions de l’UE contre les voitures électriques chinoises.

Pour autant, il ne faut pas perdre de vue que ces annonces interviennent à quelques semaines d’un sommet entre Donald Trump et Xi Jinping. On y verra sûrement plus clair après cette réunion.

“Contrer la Chine prendra du temps”

Quelle réaction oppose le reste du monde à l’instrumentalisation géopolitique faite par la Chine de sa domination dans le secteur des terres rares ?

En résumé, les investissements se multiplient, mais contrer la Chine prendra du temps au vu de la position de quasi-monopole qu’elle occupe pour l’heure - 60% du minage, 91% du raffinage et 94% de la production d’aimants.

Du côté américain, par exemple, il n’y a qu’un seul fabricant d’aimants, MP Materials, dans lequel l’administration américaine a pris une participation directe, avec 400 millions de dollars investis, et pour lequel il a assuré une garantie de prix plancher fixé sur 10 ans, et de la commande publique pour accélérer le mouvement. C’est un exemple de protectionnisme « éducatif », qui vise à laisser le temps à cette entreprise de grandir avant de la confronter au marché.

Du côté européen, les investissements se concentrent à l’est du continent et concernent principalement le raffinage. Par exemple, l’entreprise canadienne Neo Performance Materials a investi massivement en Estonie pour créer la plus grande usine de raffinage de terres rares du continent.

Ces investissements peuvent-ils conduire à rassurer le secteur automobile européen concernant son approvisionnement en terres rares ?

Sans doute à moyen terme, oui. D’autant plus que ces projets s’accompagnent d’investissements dans la fabrication de batteries et dans des usines automobiles.

On assiste ainsi à une montée en puissance de l’Europe centrale et orientale et à une confirmation de son rôle crucial dans la chaîne de valeur européenne.

Il faut toutefois noter qu’une bonne partie de ces investissements, et notamment ceux qui ont lieu en Hongrie, viennent de Chine.

“Les entreprises chinoises viennent chercher de la rentabilité sur le continent européen”

Comment expliquez-vous ces investissements chinois ?

J’y vois d’abord la conjonction entre une volonté du pouvoir chinois de donner le change à l’UE et celle des entreprises chinoises, qui subissent une concurrence féroce sur leur marché national, de venir chercher de la rentabilité sur le continent européen.

Cela peut être une opportunité pour l’automobile européenne et pour l’UE, à la double-condition que ces investissements s’accompagnent de transferts de technologies et de création d’emploi.

Pour l’instant, il ne semble pas qu’on en prenne le chemin. En Pologne, par exemple, on voit surtout des usines d’assemblage, sans aucun transfert de technologie, et, pour ce qui concerne l’emploi, les usines sont très robotisées donc pas sûr que cela soit vraiment significatif.

Les paramètres pourraient toutefois s’avérer différents dans le secteur des batteries.

Ajoutons que dans le cas de la Hongrie, il y a aussi une dimension politique très forte dans le choix de la Chine d’y investir chez un allié. BYD a d’ailleurs récemment transféré son siège social en Europe d’Amsterdam à Budapest - une décision à forte charge symbolique.

“Cette crise sanctionne la stratégie de beaucoup de constructeurs européens, qui ont privilégié une montée en gamme qui s’avère en décalage avec les attentes du marché”

En attendant, le secteur automobile européen vit une crise qui semble bien partie pour durer. Quelles en sont les causes, d’après vous ?

Ce qui saute d’abord aux yeux, c’est la baisse des ventes de véhicules, qui touche l’essentiel du continent.

En France, sur le premier semestre 2025, on est à -8% sur la vente de véhicules neufs, avec -35% sur les ventes de véhicules thermiques. Ce n’est pas beaucoup mieux en Allemagne et sur la plupart des grands marchés. Seules l’Espagne, la République tchèque et la Pologne font exception.

Par ailleurs, pour ce qui est de la production, on voit un décrochage, avec des niveaux bien en deçà des chiffres de 2019, que ce soit en Allemagne, en France ou en Italie. Cette baisse de production est en partie liée aux difficultés de plus en plus fortes à exporter, que ce soit aux États-Unis ou en Chine.

Cette crise sanctionne enfin la stratégie de beaucoup de constructeurs européens, qui ont privilégié une montée en gamme, avec de fortes augmentations de prix.

Un calcul qui n’est pas en phase avec les attentes du marché, dans un contexte de ralentissement économique et de difficultés politiques à travers l’Europe, qui compromettent le soutien au secteur.

Notons aussi les difficultés de certains constructeurs à avancer vers l’objectif européen de fin des ventes de voitures à moteurs thermiques à l’horizon 2035. Au contraire, la concurrence chinoise, électrique et low cost, paraît beaucoup mieux adaptée à la conjoncture.

“Sur l’objectif 2035, la tergiversation actuelle n’est bonne pour personne”

Faut-il remettre en question cet objectif 2035, comme le demandent certains constructeurs tels que Mercedes et des États membres comme l’Allemagne ?

Je ne le crois pas et, en tout cas, la tergiversation actuelle n’est pas bénéfique pour qui que ce soit.

Elle ne fait en effet que maintenir l’incertitude et l’atonie des investissements.

Remettre en question cet objectif aurait aussi comme conséquence de pénaliser les efforts des constructeurs qui l’ont pris au sérieux et ont commencé à réaliser les investissements nécessaires.

Depuis l'adoption de droits compensateurs sur les véhicules électriques à batterie chinois, fin octobre 2024, les ventes de ces mêmes produits par les fabricants européens ont augmenté de 28% et la production de 19% - pendant que les importations de véhicules chinois ont baissé de 20,25%. Est-ce le signe que les mesures de défense commerciales peuvent fonctionner contre la Chine ?

C’est en effet encourageant (BLOCS#76), mais il faut, à mon sens, voir ces mesures comme une première étape.

On compense ce qui était jugé déloyal pour rééquilibrer les prix. Mais cela doit aussi aller de pair avec une vraie politique d’accompagnement industriel pour attirer les investissements et produire localement.

La grande question, c’est de savoir si l’UE est assez armée sur le plan macroéconomique et budgétaire pour faire face à cette concurrence subventionnée chinoise.


Les recommandations de BLOCS


Antoine Bouët, directeur du CEPII, Lionel Fontagné, directeur de l’i-MIP et Sébastien Jean, directeur associé de l’Initiative géoéconomie et géofinance de l’Ifri, ont participé samedi 4 octobre à une table ronde organisée par la Cité de l’Économie, sur le thème : « La mondialisation à l’épreuve du 21ᵉ siècle ». Alors que les États-Unis se referment et tournent le dos aux règles de l’OMC (BLOCS#55), l’UE doit saisir le moment pour s’affirmer comme le garant du multilatéralisme, ont estimé de concert les trois économistes à cette occasion. Attitude à adopter face à la Chine, rôle de l’UE dans l’action climatique internationale, besoin de protection dans certains secteurs de l’économie européenne… Pendant plus d’une heure, les trois chercheurs ont mené un débat de haute volée, dont le replay est disponible gratuitement et en intégralité par ici.

À Bruxelles, certains ont bien du mal à digérer les mesures protectionnistes sur l’acier mises sur la table par le vice-président exécutif de la Commission européenne, Stéphane Séjourné, la semaine dernière (BLOCS#77). Dans son dernier billet pour le think tank Bruegel, paru en fin de semaine dernière, Ignacio García Bercero, ancien dirigeant de la direction générale du commerce de la Commission européenne, a ainsi appelé l’UE à modérer son intervention sur ce marché. Insistant sur la crédibilité que perdrait le Vieux Continent à imposer de nouvelles restrictions sur son marché sidérurgique qui s’appliqueraient uniformément à tous les pays, au mépris de nombreux accords de libre-échange, Ignacio García Bercero souligne également le risque financier qui pèserait sur l’UE si ses partenaires contestait ses restrictions devant l’OMC. À rebours de la stratégie européenne, il propose un maintien des mesures de sauvegarde en place depuis 2018 (BLOCS#71), avec l’instauration de quotas sur les niveaux 2024 et des exemptions sur les aciers bas-carbone ou les alliages importés nécessaires a la transition énergétique. Avis partagé par Anna Crawford, chercheuse à l’European Policy Centre (EPC), qui considère, dans la newsletter What’s up EU, que cette mesure pourrait plonger des partenaires comme le Royaume-Uni dans une crise sans précédent. Pour la chercheuse, une baisse du prix de l’énergie en Europe, pour l’heure deux fois supérieur à celui payé aux États-Unis et en Chine, et une amélioration des conditions d’accès aux financements d’infrastructures décarbonées, seraient des solutions plus appropriées pour préserver le secteur.

Dimanche 12 octobre, le Centre for Economic Policy Research (CEPR) a dévoilé sa base de donnée sur les échanges mondiaux de services. Visant à combattre la fragmentation de l’information dans ce domaine, le nouvel agrégat constitue « la plus large couverture disponible du commerce bilatéral de services entre pays », selon ses concepteurs. La base couvre en effet 245 pays et territoires de 1985 à 2023, répartis en 12 grandes catégories et 26 sous-catégories. Les chercheurs à l’origine de ce travail, Nan Li Sergii Meleshchuk et Robert Zymek, en concluent que la distance géographique importe de moins en moins pour l’échange de services, du fait de l’augmentation de la valeur des services numériques et dématérialisés. Pour eux, la croissance des échanges de service peut être le moteur de la future croissance mondiale.


Cette édition a été préparée par Mathieu Solal, Alexandre Gilles-Chomel et Sophie Hus-Solal.

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Par Mathieu Solal

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