BLOCS

Chaque semaine, votre condensé d’actualité utile sur le commerce international.

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Par Mathieu Solal, Antonia Przybyslawski et Clément Solal
11 déc. · 7 mn à lire
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Centraliser les données douanières européennes, un projet pharaonique

Focus sur la refonte de l'Union douanière... □ Les tensions autour de la tomate marocaine □ Les sombres perspectives de l'OMC □ Le jeu trouble de l'Italie sur le projet d'accord UE-Mercosur

BLOCS#42 Bonjour, nous sommes le mercredi 11 décembre et voici le quarante-deuxième épisode de votre condensé d’actualité utile sur le commerce international. Suivez-nous sur LinkedIn.

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Super-bloc

Cette semaine, BLOCS vous guide sur les traces de la refonte du système douanier européen engagée l’année dernière par la Commission et, plus particulièrement, sur son projet phare : la création d’un EU data hub. L’idée : centraliser les informations sur les marchandises importées et les traiter avec l’intelligence artificielle afin d’optimiser les contrôles. Cette initiative, pour le moins audacieuse au vu de l’état actuel du système, devrait faire l’objet d’un accord final à Bruxelles mi-2025. Le résultat sera-t-il à la hauteur des ambitions ? Lundi, une vingtaine d’associations représentant l’industrie et le secteur du commerce international ont émis de sérieux doutes sur la faisabilité du projet.

© Douane France, Flickr

DISCRÈTES NÉGOCIATIONS □ Sur le papier, c’est une réforme en or. En mai 2023, la Commission européenne avait proposé une large refonte du fonctionnement des services de douanes européens. « La plus ambitieuse et la plus complète réforme depuis la création de notre union douanière en 1968 », avait à l’époque proclamé le désormais ex-commissaire à l’Économie, Paolo Gentiloni.

Depuis lors, de discrètes négociations progressent au sein de l’UE. En mars dernier, le Parlement européen a approuvé sa propre version du texte.

Au Conseil de l’UE, l’institution qui regroupe les États membres, un accord pourrait intervenir en début d’année prochaine, ont convenu mardi les vingt-sept ministres des Finances de l’UE, réunis à Bruxelles pour, entre autres, faire un point d’étape sur le sujet. Un compromis final entre les deux co-législateurs de l’UE (le Conseil et le Parlement), puis une adoption de la réforme, pourraient donc intervenir courant 2025. 

EXPLOITER L’IA □ La mesure phare dudit projet ? La création d’un portail en ligne de données douanières, un EU data hub. Concrètement, les opérateurs pourront fournir les informations qu'ils doivent habituellement communiquer aux douanes concernant leurs importations et exportations directement via une interface unique. Différents acteurs, tels que les transporteurs ou les exploitants d'entrepôts, saisiront également les informations utiles sur les mouvements de ces marchandises. 

Bruxelles anticipe de multiples et importants avantages. D’abord en faveur des entreprises, pour qui les procédures doivent être drastiquement simplifiées. Et, plus encore, du côté des services de douanes auxquels le nouvel outil doit donner « une vue d’ensemble à 360 degrés sur les chaînes d'approvisionnement et les mouvements des marchandises », et ce, « en temps réel ».

« L’intelligence artificielle sera utilisée pour analyser et suivre les données et pour prédire les problèmes avant même que les produits ne soient arrivés dans l’UE, s’enthousiasmait la Commission au moment de présenter la réforme. Ceci permettra aux autorités douanières de concentrer leurs efforts et leurs ressources là où c’est le plus nécessaire ».  

111 SYSTÈMES INFORMATIQUES DIFFÉRENTS □ Une telle réforme ressemblerait en effet à une petite révolution, alors qu’aujourd'hui, les Vingt-Sept utilisent pas moins de 111 systèmes informatiques différents, qui ne communiquent pas entre eux… Et qu’une surveillance communes des chaînes d'approvisionnement à l'échelle de l'UE fait défaut. 

L’idée paraît salutaire à l’heure où l’on demande aux douanes de faire respecter toujours plus d’interdictions au titre des législations successivement adoptées par l’UE, avec bientôt les règlements bannissant les produits issus du travail forcé et de la déforestation (BLOCS#39). 

Le nouveau système doit enfin aider les services douaniers à faire face au raz de marée de colis provenant du commerce électronique qui génère, chaque année, un milliard de petits achats, la majorité provenant de Chine. 70 % des marchandises expédiés depuis des pays tiers via des plateformes de e-commerce ne respectent pas les différentes normes de l’UE, selon la Commission. 

Côté français, la réforme européenne suscite beaucoup d’enthousiasme, tant chez le directeur général des douanes, Florian Colas, qu’à Bercy. « Paradoxalement, l’union douanière est un fondement historique de l’intégration européenne, mais elle reste largement perfectible. Nous sommes très favorable à ce projet qui prévoit notamment un meilleur partage des informations au sein de ce pool de données douanières », explique-t-on au ministère de l’Economie, où l’on aimerait ainsi voir les pourparlers - et ensuite la mise en œuvre - « progresser plus vite »

AVANCER LES ÉCHÉANCES □ Le calendrier fixé par Bruxelles a en effet de quoi décevoir : le data hub serait ouvert en 2028, et ce initialement pour les seuls produits issus du e-commerce. Puis en 2032 la plateforme serait rendue accessible à tous les importateurs volontaires. Y recourir ne deviendrait ensuite obligatoire qu’en … 2038. 

Le nouveau commissaire au commerce, Maroš Šefčovič, a certes indiqué vouloir avancer ces différentes échéances. Mais rien ne garantit que Bruxelles y parvienne, au vu de la lourdeur du chantier qui attend l’Europe. 

Dans une lettre ouverte publiée lundi, une vingtaine associations représentant les secteurs de l’industrie et du commerce international ont ainsi émis de sérieux doutes quant à la faisabilité du projet. Si ces organisations - parmi lesquelles figurent le lobby patronal Business Europe, la fédération européenne du commerce, EuroCommerce, ou encore le World Shipping Council (WSC) - approuvent le principe du projet législatif, elles rappellent que la précédente réforme des douanes européennes adoptée en 2016 n’a toujours pas été pleinement mise en application. 

Or celle-ci devait, déjà à l’époque, poser les fondements d’une centralisation informatique des services douaniers, avec la création d’un Portail des douanes de l'UE, censé servir de « point d’accès unique » aux services de douanes pour certains acteurs, (les « opérateurs économiques agréés », plus connus sous leur sigle anglais d’AEO). 

RETARDS À RÉPÉTITION □ Mais le résultat n’a pas été à la hauteur des promesses. Le déploiement de ce portail a été « marqué par des retards et indisponibilités à répétition, lesquels ont créé des incertitudes pour les entreprises, des plannings perturbés et des coûts accrus », pointent les 22 organisations signataires. Aux yeux de celles-ci, ce précédent chaotique appelle aujourd’hui à « une évaluation externe du nouveau data hub, notamment sur sa faisabilité, son efficacité, la protection des données, et l’impact sur les entreprises » .

« Du point de vue du secteur privé, il y a d’un côté un soutien très fort et un intérêt à faire aboutir cette ambitieuse réforme. Mais d’un autre côté, il y a en effet certaines inquiétudes sur le caractère réaliste du projet de data hub. Déployer des systèmes informatiques de grande ampleur est toujours une affaire très complexe, quel que soit d’ailleurs le pays dont il est question : cela requiert beaucoup de temps, de ressources, et une très bonne stratégie … », explique Anna Jerzewska, experte des sujets douaniers chez CustomsClear, un think tank regroupant les experts des affaires douanières.

« Il faut donc être réaliste sur les délais, poursuit-elle. Et nous devons avoir une discussion concrète sur là où l’on en est, et ce qui est paraît désormais réalisable. D’autant plus que certains éléments de la précédente réforme sont toujours en suspens. La volonté politique exprimée est en tout état de cause bienvenue. Enfin, un autre enjeu est d’avoir une législation qui puisse s’adapter facilement aux très rapides évolutions technologiques sans que l’on ait à changer la loi trop souvent ».


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Rédigée par Jérôme Marin, journaliste économique spécialisé dans la tech, qui a été pendant 7 ans le correspondant du Monde à San Francisco.


Blocs-notes


TOMATE AMÈRE □ La joie des producteurs de tomates français aura été de courte durée. Perturbés par la concurrence marocaine qu’ils jugent déloyale, ils pensaient avoir obtenu une victoire d’ampleur devant la Cour de justice de l’UE (CJUE), le 4 octobre.

Après une longue procédure, les juges de Luxembourg ont en effet décidé de mettre fin à l’extension au territoire contesté du Sahara occidental revendiqué par le Maroc, des avantages commerciaux accordés au royaume chérifien en matière agricole, estimant que le consentement du peuple sahraoui n’avait pas été recueilli.

Cette extension, décidée en 2019, est basée sur un accord agricole UE-Maroc signé en 2010, et a permis en particulier la vente sur le marché européen de tomates cerises produites sur au Sahara occidental, à des prix défiant toute concurrence.

La CJUE a néanmoins ordonné que soit désormais indiquée clairement l’origine sahraoui sur ces lots de tomates, et accordé délai de un an aux pouvoirs publics européens et marocains pour faire disparaître les effets de cette extension.

Une décision prise dans un contexte d’augmentation constante de la part de marché marocaine dans les tomates consommées dans l’UE, grâce à un coût du travail bien plus faible et à de moindres exigences phytosanitaires. Pour ce qui est de l’Hexagone, la part de marché marocaine a augmenté de 50% entre 2017 et 2022, puis de plus de 7% en 2023, et ce alors que la production locale est en recul.

Sur le papier, la décision de la CJUE devrait permettre de freiner l’avancée marocaine. Problème : deux mois après la décision, la Commission, soutien historique de cette extension de l’accord au Sahara occidental, n’a toujours pas pris de mesures de suivi, et semble surtout plancher sur un accord sur une nouvelle extension au Sahara occidental respectant la décision de la CJUE, comme le suggère la récente audition parlementaire sur le sujet de Mauro Poinelli, chef d’unité de la direction générale de l’agriculture de la Commission.

De quoi provoquer la colère des producteurs français, qui estiment qu’elle fait « la sourde oreille », et s’inquiètent aussi de l’attitude marocaine. Le 8 octobre, le ministre des Affaires étrangères marocain, Nasser Bourita, pointait en effet une décision « en déphasage avec la réalité ».

Dans un contexte de renforcement du partenariat entre les pays de l’UE et le Maroc, symbolisé par la visite d’Emmanuel Macron à Rabat fin octobre (BLOCS#37), cet attentisme des pouvoirs publics pourrait susciter de nouvelles actions des producteurs de tomates français. Ceux-ci s’étaient signalés début 2024 en déversant des centaines de kilos de légumes sur l’autoroute A7 et en s’en prenant à des camions d’origine étrangère pour protester contre la concurrence marocaine qu’ils jugent déloyale.

PANIQUE À GENÈVE L’Organisation mondiale du commerce (OMC) s'apprête à affronter quatre années houleuses après la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Cette perspective a notamment mené à la reconduction anticipée, fin novembre, de la directrice générale Ngozi Okonjo-Iweala, anticipant un veto probable du « Tariff Man » (BLOCS#41).

Affaiblie, l’OMC, autrefois garante du libre-échange et régissant 75 % du commerce mondial, souffre d’un environnement protectionniste et du désengagement américain, exacerbés sous la première administration Trump (BLOCS#12). Hostile au multilatéralisme, ce dernier envisage pour son deuxième mandat de nouveaux droits de douane sur les importations venant de la Chine, du Canada, du Mexique et de l’Europe.

« Le principal danger de Trump viendra de ses menaces de tarifs unilatéraux, non seulement des distorsions directes du commerce mondial, mais aussi de ce que les autres gouvernements feront pour les éviter, analyse l’éditorialiste Alan Beattie dans une chronique publiée dans le Financial Times. Si M. Trump décide que d'autres pays doivent se joindre aux États-Unis pour imposer des droits de douane unilatéraux importants à la Chine, sous peine de représailles, les dommages collatéraux [pour l’OMC] pourraient être bien plus graves », estime ce spécialiste du commerce international.

Pour surmonter ces défis, Arancha Gonzalez, doyenne de la Paris School of International Affairs de Sciences Po et ancienne ministre des affaires étrangères espagnole (2020-2021), propose, dans une tribune publiée par Le Monde, de réformer la gouvernance de l’OMC pour restaurer la confiance dans ses normes.

Elle suggère notamment d’assouplir les règles pour autoriser des subventions liées à la transition climatique, des hausses tarifaires limitées ou l’usage encadré d’exceptions de sécurité nationale. Ces mesures, qui pourraient créer une concurrence déloyale, offriraient un cadre régulé pour en minimiser les effets, explique-t-elle.

Une autre solution consisterait à maintenir les règles de l'OMC pour les membres volontaires, même en cas de retrait américain. C’est ainsi que l’UE, la Chine, le Japon et d’autres membres ont préservé provisoirement l’organe d’appel, malgré l’obstruction de Washington. « Certes, une sortie des États-Unis affaiblirait l’OMC, mais si les autres grandes puissances commerciales continuent de respecter ses règles, cela enverrait un signal fort difficile à ignorer », estime l’Espagnole.


Mini-blocs


La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et les dirigeants du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay), ont conclu, vendredi, les négocations autour de l’accord tant attendu qui doit unir l’UE au bloc d’Amérique du sud, en dépit de l’opposition frontale de la France (BLOCS#39). La partie est toutefois loin d’être terminée, l’accord devant à présent parcourir un chemin démocratique tortueux, dont les détails restent à préciser, comme l’expliquent nos camarades de What’s up EU dans leur dernière édition. Au cours de ce processus qui débute, l'Italie pourrait jouer un rôle décisif : son ministre de l'Agriculture, Francesco Lollobrigida, n'a pas fermé la porte à une approbation, lundi, relèvent nos amis de La Matinale européenne, dans leur dernière publication. En échange de quoi ? M.Lollobrigida ne l'a pas dit explicitement, mais il a été expliqué qu'il pourrait s'agir d'aides ou de compensations pour l'agriculture. « Ce n'est pas tant le traité individuel qui doit être évalué, mais le contexte dans lequel il s'inscrit, où le monde agricole a souvent été contraint à de nombreux sacrifices au profit, si cela allait bien, d'autres secteurs de l'économie européenne », a déclaré Lollobrigida. « Aujourd'hui, l'UE doit ouvrir une réflexion et prendre en compte ce contexte et mettre en condition le monde agricole pour qu'il soit serein, qu'il ait une perspective devant lui », a-t-il ajouté, cité par La Matinale européenne.

La rivalité commerciale sino-américaine a franchi un nouveau cap la semaine dernière. Mardi, la Chine a interdit l'exportation de métaux rares essentiels aux industries de pointe et aux applications militaires, tels que le gallium, le germanium et l'antimoine, dont elle détient le monopole de production, vers les États-Unis. Cette mesure intervient un jour après l’annonce de nouvelles restrictions américaines sur l’exportation de technologies avancées vers Pékin, notamment les semi-conducteurs de dernière génération et les équipements de fabrication de puces électroniques. Ces sanctions visent explicitement à freiner les capacités militaires chinoises, notamment en intelligence artificielle et armements sophistiqués. Le ministère chinois du Commerce a vivement réagi, accusant Washington d’abuser des contrôles à l’exportation et de constituer une « menace majeure » pour la stabilité des chaînes industrielles et d’approvisionnement mondiales.

Les entreprises américaines redoutent un rebond de l'inflation lié à la hausse généralisée des droits de douane annoncée par Donald Trump, selon une enquête publiée mercredi par la Banque centrale américaine (Fed). De nombreux chefs d'entreprise ont rapporté avoir accumulé des stocks et retardé leurs décisions d’investissement, ces derniers mois. Ernie Tedeschi, directeur de l'économie au centre de recherche Yale Budget Lab, cité par Investopedia, estime que les droits de douane imposés au Mexique, au Canada et à la Chine pourraient entraîner une augmentation des prix d’environ 1 180 dollars par ménage américain.

En début de semaine dernière, l’Œil du 20 heures de France 2 faisait le point sur les nombreux éléments indiquant la large présence de composants européens et américains dans le matériel de défense utilisé par la Russie en Ukraine. Un phénomène qui repose sur des réseaux de contournement des sanctions occidentales, et dont l’importance est telle que l’ancien ministre des affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kouleba estime que « jusqu’à 95 % des composants critiques trouvés dans les armes russes détruites en Ukraine proviennent de pays occidentaux ». En outre, selon les statistiques compilées par l’Œil du 20 heures, les exportations de pièces dites « sensibles » de la France vers la Russie ont plongé de 99 % depuis 2022. Mais dans le même temps, elles ont grimpé de plus de 102 % vers la Turquie, 435 % vers l'Ouzbékistan, 1566 % vers le Kirghizistan.


Cette édition a été préparée par Clément Solal, Antonia Przybyslawski, Mathieu Solal et Sophie Hus.

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