Tirs croisés sur la taxe carbone aux frontières de l'UE

Mais aussi - Atermoiements argentins, Accord UE/Nouvelle-Zélande, Trouble-jeu turco-russe, Suspens translatlantique

BLOCS
9 min ⋅ 29/11/2023

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Le Briefing

Haro sur la taxe carbone aux frontières de l’UE ! Adoptée il y a six mois et même pas encore totalement mise en oeuvre, le nouvelle arme pour lutter contre le changement climatique est déjà contestée à l’intérieur, mais surtout à l’extérieur du bloc européen, notamment par la Chine et l’Inde. Ces dernières remettent en question sa légalité et menacent Bruxelles de mesures de rétorsion. À la veille de la COP 28 de Dubaï, focus sur ce sujet inflammable.

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CONTEXTE □ Exporter l’ambition climatique européenne, garantir la compétitivité des entreprises du Vieux Continent soumise à la tarification du carbone, et mettre la main sur de nouvelles recettes. Tel est le triple-objectif du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), définitivement adopté en mai par les institutions européennes. Le principe est simple: taxer les marchandises produites à l’étranger et exportées vers l’UE, en fonction de leur empreinte carbone.

Défendu depuis des décennies par la France, ce mécanisme en passe de devenir réalité est ainsi voué à éviter les délocalisations en harmonisant les conditions de concurrence entre entreprises européennes et étrangères vendant leurs marchandises dans l’UE. En clair, appliquer aux imports le prix du carbone payé par les entreprises européennes. Ce dernier est d’environ 80 euros la tonne pour l’heure, et devrait augmenter progressivement ces prochaines années.

Autre bénéfice entrevu: inciter les Etats tiers à adopter eux-mêmes un prix du carbone. Les Etats mettant en place des systèmes équivalents à la tarification carbone européenne se verront en effet exemptées de MACF — et pourront eux-mêmes mettre la main les recettes générées. Sur le papier, le système paraît donc attrayant, tant du point de vue climatique qu’économique ou financier.

Force est d’ailleurs de constater qu’il fait des émules: le Royaume-Uni, où existe déjà un marché du carbone, prévoit de répliquer le MACF à l’horizon 2026. Idem pour l’Australie. La Turquie, ou encore le Vietnam, réfléchissent de leur côté à instaurer une tarification du carbone domestique afin d’échapper au MACF. En cette veille de COP28, des nuages inquiétants viennent néanmoins ternir l’horizon du MACF.

LEGALITÉ CONTESTÉE On connaissait déjà la complexité technique du MACF. Réussir à connaître et à pénaliser de manière proportionnée les impacts carbones de marchandises produites n’est pas chose aisée. Au point que Européens ont convenu de le limiter, dans un premier temps, à un nombre réduit d’industries parmi les plus polluantes : acier, fer, aluminium, ciment, engrais, hydrogène et électricité. Et d’y aller très doucement. Rien ne sera prélevé avant le 1er janvier 2026, et l’alignement entre le prix du carbone européen et celui du MACF se fera ensuite progressivement.

Le défi technique se double d’un défi diplomatique. Avant-même d’avoir ponctionné le moindre euro, l’UE voit son projet chahuté par certains de ses partenaires commerciaux, dont la Chine, l’Inde, ou le Brésil. Et pour cause, « même avec son champ initialement limité, l’impact du MACF pourrait être sévère » sur les industries de ces « économies émergentes », note un rapport du Boston Consulting Group, paru mi-novembre.

Ainsi, le mécanisme « pourrait s’appliquer à près de 10% de la valeur des exportations vers l’UE de la Chine et du Brésil, à plus de 25% de la valeur de celles de l’Inde, (…) plus de 40% pour (...) l’Egypte et de la Turquie, toutes deux productrices majeures d’acier, de fer et d’engrais ».

L'Inde, dont les exportations d’acier, de fer et d’aluminium seront particulièrement touchées, entend répliquer. Deux options seraient à l’étude : des mesures de rétorsions qui frapperaient, de manière équivalente, les produits européens, ou bien un “rapatriement” des recettes du MACF, en appliquant une forme de taxe carbone sur le territoire indien.

En parallèle, New Delhi et, plus encore, Pékin sont parties pour saisir l’organe de règlement des différends de l’OMC afin de contester la légalité du mécanisme. Aux yeux de ces pays, le MACF relève d’un « protectionnisme vert », contraire aux règles du commerce international.

Quelle sera l’issue de cette procédure ? Les experts sont partagés. L’UE invoque l’article 20 du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) qui prévoit des exceptions aux principes du libre-échange pour permettre des mesures destinées à la protection de l’environnement.

CAUCHEMAR MOZAMBICAIN □ A contrario, ses détracteurs considèrent que le MACF est une violation du principe du droit international de l’environnement dit « des responsabilités communes mais différenciées », selon lequel les pays développés doivent assumer un rôle plus important que les autres dans la lutte contre le changement climatique.

Celui-ci justifierait, a minima, d’accorder un traitement plus clément aux pays les moins développés. A fortiori ceux dont l’économie est cruellement dépendante d’exportations, vers l’UE, de marchandises à haute intensité carbone. L’exemple le plus parlant est ici le Mozambique, dont le premier produit exporté est l’aluminium, et ce en majorité vers l’UE. Sauf à réussir une rapide décarbonation de cette industrie, le pays d’Afrique de l’Est risque une perte de 1,6% de son PIB, sous l’effet du MACF.

Pour favoriser l’acceptabilité du mécanisme, l’UE pourrait décider de réallouer une partie de ses recettes, estimées à 10 milliards d’euros par an en 2030, dans la décarbonation des industries des pays les plus pauvres. Le sujet pourrait se lier à celui du volume de l’aide financière promise par les pays les plus riches, au menu de la COP28.

Alors que les pays du Nord viennent enfin de remplir leur engagement, pris en 2009, de mobiliser 100 milliards de dollars par an pour aider le Sud face au réchauffement climatique, un nouveau fonds «  pertes et dommages », destiné à indemniser les pays vulnérables pour les catastrophes naturelles, sera à l’agenda à Dubaï.

Par ailleurs, le sommet annuel sur le climat comprendra un « Trade Day » : le 4 décembre, les pourparlers se focaliseront sur « le rôle du commerce international dans la lutte contre le réchauffement climatique ». Ce qui devrait donner l’occasion aux adversaires du MACF de se faire entendre.

Plus généralement, les Européens craignent que la colère suscitée par le MACF nuise à sa capacité de négociation face à Pékin et New Delhi, qui entendent pour l’heure atteindre la neutralité carbone respectivement à l’horizon 2060 et 2070 — loin de l’UE qui table sur 2050 . « L’un des enjeux majeurs [de cette COP28], c’est que les deux géants que sont la Chine et l’Inde infléchissent rapidement leur trajectoire. L’avenir du monde se joue largement en Asie », considérait lundi Rémy Rioux Directeur général de l’Agence française de développement (AFD), dans un entretien accordé à La Croix.

LE MEDEF À BLOCS □ Le MACF fait aussi l’objet de vives critiques à l’intérieur de l’UE. D’abord, pour les industries européennes, le projet perd son intérêt s’il aboutit sur des contre-mesures commerciales ciblant les produits européens. Deuxièmement, son fonctionnement encore obscur ne plaide pas en faveur du MACF.

« On craint que ce dispositif génère beaucoup de complexité administrative dans un environnement où la charge règlementaire pèse déjà énormément sur les entreprises européennes », explique le Mouvement des entreprises de France (Medef), dans une réponse écrite adressée à BLOCS.

Enfin, la critique du MACF en Europe tient à son caractère inachevé : il ne s’applique pas à ce stade aux produits finis. Par exemple, l’acier importé sera soumis au mécanisme, mais pas l’acier contenu dans une voiture importée.

Par conséquent, « les entreprises européennes utilisant les produits concernés comme consommation intermédiaire paieront le prix du carbone importé et ce surcoût se répercutera cascade, tandis que les produits transformés à partir des mêmes produits hors d'Europe ne supporteront pas cette taxe carbone », résumait une note de l’institut d'études économiques Rexecode, en juin dernier.

Le Medef se plaint ainsi de l’augmentation des prix que devrait susciter le MACF. Les surcoûts pour les importations de fer, d’acier et d’aluminium pourraient être particulièrement fortes, estiment en effet la banque ING, ou encore le cabinet de conseil sur l'énergie et les métaux Wood Mackenzie. L’organisation patronale précise néanmoins « ne pas demander l’abrogation » du mécanisme européen.

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Par Mathieu Solal

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